«Éco-thriller» doublé d’un discours social, Rouge, le deuxième film de Farid Bentoumi, s’inspire d’un vrai scandale écologique. Mais le cinéaste a aussi puisé dans son vécu pour élargir son discours.
Deuxième pays d’Europe après l’Allemagne et sixième au rang mondial des pays producteurs de matériaux et substances chimiques, la France a eu son lot de scandales ces dernières années. Ce n’est pas un secret, l’écologie n’a jamais vraiment été au cœur du débat politique dans l’Hexagone, qui, derrière sa bonne figure de «champion du climat», est plutôt médaille d’or de l’hypocrisie, notamment en augmentant son droit à polluer et en ayant participé à une expertise visant à réintroduire le glyphosate en Europe en 2022, alors qu’Emmanuel Macron en avait promis le bannissement définitif pour 2020. Mais derrière l’indignation et les promesses non tenues, il y a une autre réalité, que les politiques ne prennent pas forcément en compte. Le réalisateur et scénariste Farid Bentoumi le sait. Ce qui lui fait dire : «J’aime bien partir du principe que les gens sont de bonne foi, y compris quand ils prennent des décisions qui peuvent sembler mauvaises.»
Son deuxième film, Rouge, est un thriller écologique doublé de deux drames : l’un social, l’autre familial. Si tout s’emboîte de manière complexe, c’est parce que la réalité de la chose l’est aussi. Car à l’origine du film, coproduit par les frères Dardenne, il y a une histoire vraie : celle de l’usine chimique de Gardanne, au nord de Marseille, qui rejette depuis des décennies ses déchets toxiques dans la Méditerranée. Farid Bentoumi transpose son histoire de la mer à la montagne, au milieu d’une nature imposante et sauvage. Celle de Nour (Zita Hanrot), une infirmière qui vient d’être embauchée dans l’usine chimique où travaille depuis toujours son père, le respecté Slimane (Sami Bouajila). Mais Nour découvre que l’usine cache bien des secrets quant à la gestion de ses déchets toxiques; elle va mener l’enquête avec Emma (Céline Sallette), une journaliste, et tenter de faire éclater la vérité.
Farid Bentoumi place sa caméra à la hauteur de ses personnages, ces ouvriers dont la condition révèle la complexité labyrinthique de l’affaire
Rouge est un film important et intéressant sur deux points : d’abord, parce qu’il arbore un aspect quasi documentaire, caméra à la main et jeu ultranaturel à l’appui. Un travail que Farid Bentoumi est allé puiser dans son propre «vécu», comme il l’explique dans un entretien publié dans le dossier de presse du film : «J’ai fait des grèves et des blocages d’usines avec mon père, délégué syndical et ma mère, syndicaliste dans l’enseignement (…) Ce film porte une dimension autobiographique. Les usines qui polluent, qui ferment, les ouvriers qui doivent déménager du jour au lendemain, le chômage, les trois huit, on a vécu tout ça.» Ensuite, parce que le cinéaste choisit de placer sa caméra à la hauteur de ces hommes et de ces femmes, de ces ouvriers dont la condition révèle la complexité labyrinthique de l’affaire. Le beau-frère de Nour, lui aussi ouvrier à l’usine, le résume parfaitement, dans l’une des nombreuses répliques qui sonnent comme des jugements définitifs : «Si l’usine ferme, tu crois que ça mettra tous les Américains au vélo et que ça empêchera les Russes de forer du pétrole en Sibérie?» Plus tard, le père lâche, comme un écho : «Nous, on n’a pas droit à la parole.»
Face au tempérament tranché des plus jeunes, Slimane a la position la plus délicate. Dans l’usine, son statut de délégué syndical fait de lui le lien entre les ouvriers et la direction; à la maison, il est le lien entre le travail et la famille. Une situation privilégiée dont veut profiter Nour pour lui ouvrir les yeux sur les dégâts que cause l’usine, à la nature et aux employés, ceux qu’elle aime. Mais Slimane ne veut rien entendre et fait preuve d’une violence verbale inouïe envers cette fille qu’il aime pourtant d’un amour inconditionnel. La raison est compréhensible : lui s’est battu toute sa vie pour défendre «son» usine, s’y faire une place, sauver ses collègues. «Il se bat mais sans maîtriser la finalité de son combat, résume Farid Bentoumi. Il croit se battre pour ses collègues, pour sa ville, alors qu’il subit ce que lui dicte l’usine.» L’ignorance, Slimane la feint par peur. Ou par lâcheté. C’est le portrait d’un homme qui, aujourd’hui, n’oublie pas qu’à l’époque, on ne lui a pas laissé le choix, parce qu’il n’a pas fait d’études, parce qu’il est maghrébin. C’est à cette place-là qu’il a développé un sens de l’honnêteté que le temps a figé. Mais l’usine, elle, a changé. «C’est toute une vie d’abnégation et de petits mensonges accumulés qui deviennent difficilement tenables quand sa fille lui ouvre les yeux», explique le réalisateur.
Film de lanceur d’alerte ou «éco-thriller», Rouge brouille les pistes et ne rentre pas dans des cases. On pense bien sûr aux grands films américains sur les scandales d’État, d’Erin Brockovich (Steven Soderbergh, 2000) à Dark Waters (Todd Haynes, 2019), mais Farid Bentoumi guérit le syndrome du trop romanesque par un mélange de réalisme et d’intimisme. Il se joue même de ses aînés d’outre-Atlantique au détour d’une scène cruciale, lorsque, pendant une réunion du personnel, les ouvriers sont émerveillés par une publicité à la gloire de l’usine, dans un style hollywoodien qui leur vend du rêve, avant que les dirigeants ne leur promettent «le meilleur pour l’avenir». S’ils en ont un, bien sûr… Farid Bentoumi se met à la place de son héroïne, il veut ouvrir les yeux au spectateur, lui montrer que la mécanique est tellement complexe qu’il est impossible, seul, de proposer une solution. «On ne fait qu’ouvrir ce vaste débat qui va nous occuper dans les vingt ou trente prochaines années», dit-il. À condition que les personnes concernées y prennent part.
Rouge, de Farid Bentoumi.
Valentin Maniglia