À partir d’archives remixées, le collectif Eddi van Tsui raconte à sa sauce les 40 dernières années de la Kulturfabrik… et imagine ses 40 prochaines, drôlement sombres, dans le docu-fiction satirique Yes, We Squatted!.
Ce qui rapproche la Cie Eddi van Tsui et la Kulturfabrik, c’est ce besoin de «voyager à travers toutes les formes d’art». Depuis leur rencontre en 2012, les artistes Sandy Flinto et Pierrick Grobéty, rejoints plus tard par Daniel Marinangeli, ont créé des pièces de théâtre et de danse contemporaine, des performances, des installations, des œuvres vidéo… Toutes ces formes, le collectif les a pratiquées même au cours de sa période en tant qu’artistes associés à la Kulturfabrik, entre 2018 et 2021. Alors c’est à eux aussi que le centre culturel eschois a proposé de «piocher dans leurs archives» en leur donnant carte blanche pour un nouveau projet en l’honneur de son 40e anniversaire (plus un).
«Au début, on s’est demandé comment traiter tout ce matériel, puis c’est en voyant les images qu’on a voulu faire un film», résume Sandy Flinto. Leur premier film, Yes, We Squatted! : un docu-fiction, faux documentaire ou «docu-science-fiction» (au choix), qui refait l’histoire de la Kulturfabrik, depuis l’époque de l’abattoir jusqu’aux années squat, du paradis punk jusqu’à la création d’un centre culturel organisé et subventionné, du lieu de culture alternatif jusqu’au temple d’un modèle culturel ultracapitaliste que la KuFa deviendrait, dans le futur proche, sous l’impulsion de la Chine. Impossible, dites-vous?
L’utopie a toujours été une ligne directrice dans l’histoire de la KuFa
«Nous, on travaille sur le mythe, la construction d’une légende», prévient le trio. Les archives sur lesquelles se base leur travail – reportages, interviews, captations ou «home videos» – sont les mêmes qui ont servi à Mohamed Hamdi pour son livre sur l’histoire de la Kulturfabrik (à paraître en 2025). Dans ces images, comme dans les nombreux témoignages récemment recueillis par l’historien, le collectif a autant relevé les «phrases citables telles quelles» que «deviné les intentions derrière les mots et entre les lignes, les non-dits».
La première moitié du film, qui déroule l’histoire du lieu jusqu’à aujourd’hui, représentait déjà une difficulté : «Établir une vérité unique, c’est impossible», assène Daniel Marinangeli, tandis que Sandy Flinto pointe les propos «très contradictoires» entendus dans les documents d’archives. Ce qui a amené l’équipe à créer de nouveaux personnages, joués par des acteurs qui, bien souvent, récitent un texte créé à partir d’un montage de vrais témoignages. C’est le travail qui a débouché sur la «première trame du film».
Satire culturelle et futuriste
«Les 40+1 ans qui se sont écoulés nous ont servi à imaginer les 40+1 prochaines années de la Kulturfabrik», expliquent les artistes. Et au cœur de l’œuvre, l’idée majeure que «l’utopie a toujours été une ligne directrice dans l’histoire» du lieu. Mais celle-ci se transforme en dystopie après que des investisseurs chinois prennent possession de l’ancien lieu punk : Xi Jinping vient inaugurer en personne la nouvelle KuFa devenue un complexe colossal, bientôt symbole du «modèle culturel unique» dans ce drôle de futur, et désormais dirigée par une mascotte du Nouvel An chinois, que l’on dit «moralement exemplaire» mais qui «a son caractère»…
La satire futuriste vers laquelle se dirige le film tape sur le turbocapitalisme qui est en train d’absorber aussi le monde culturel. «La KuFa a toujours été portée par une idéologie forte, à laquelle peut répondre seulement une autre idéologie forte», analyse Sandy Flinto. L’exemple de la Chine et de son modèle unique a été le moyen tout trouvé pour «sortir de la KuFa» et élargir le sujet à l’avenir de la politique culturelle «de manière générale».
«La peur de perdre son authenticité, la répartition du pouvoir et de l’argent, les luttes qui en découlent, la place de la culture» sont autant d’éléments qui ont animé la Kulturfabrik à l’époque de sa première rénovation; les mêmes questions se posent à l’heure du «capitalisme « softcore » tendance agressif» propre au modèle chinois, selon Daniel Marinangeli. «Après le passage de gros événements internationaux comme Esch-2022, on voulait explorer la question du contre-pouvoir culturel», poursuit Pierrick Grobéty. Si «la contre-culture est devenue la culture», comme le dit le narrateur du film, le trio d’artistes questionne alors «à quel point (celle-ci) peut être financée et tolérée».
En filigrane des multitudes de vérités racontées par de vrais témoignages ou de faux témoins, par des images qui, retravaillées, prennent un autre sens, la Kulturfabrik racontée par Eddi van Tsui est un lieu qui doit continuer d’inspirer les rêveurs. Pour preuve, cette artiste qui témoigne du futur, depuis ce petit coin de paradis qu’elle semble s’être confectionné à partir des ruines de l’actuelle KuFa. «La mauvaise herbe repousse toujours», dit-on. Surtout là où ont été cultivées un jour les graines de la liberté.