Jennifer Hudson incarne, jusqu’au bout des perruques et tenues flamboyantes, la «reine de la soul», Aretha Franklin, dans Respect. Une performance exceptionnelle qui transfigure un biopic convenu.
Jouer la « reine de la soul », on ne peut pas s’y habituer. Je suis encore en train de digérer ça», affirmait Jennifer Hudson avant la sortie américaine, en août, de Respect. Pourtant, on se souvient des débuts éclatants de l’actrice et chanteuse dans son premier rôle au cinéma : dans Dreamgirls (Bill Condon, 2006), inspiré de l’histoire des Supremes, elle était un avatar de Florence Ballard – première chanteuse du groupe, écartée au profit de sa choriste Diana Ross – et volait plus d’une scène à la star du film, une certaine Beyoncé Knowles. Mais si Florence Ballard a, comme Aretha Franklin, traversé plusieurs années de dépression et d’alcoolisme, jouer cette dernière relevait d’un défi plus grand encore. D’abord, parce que la grande dame de la soul est la principale référence de Jennifer Hudson, qui avait été révélée par le télécrochet American Idol en 2004 avec une impressionnante interprétation de Share Your Love With Me; ensuite, parce qu’Aretha Franklin elle-même avait exprimé le souhait que Jennifer Hudson soit celle qui l’incarne à l’écran.
À bientôt 40 ans (elle les fêtera dimanche), Jennifer Hudson est d’autant plus formidable dans le rôle que le film prend fin en 1972, avec l’enregistrement de l’album de gospel Amazing Grace, quand Aretha Franklin était, elle, âgée de 29 ans. Une première partie de sa vie marquée par des drames : la mort de sa mère à l’âge de neuf ans, une première grossesse à douze ans, puis des débuts mouvementés dans la musique, d’abord sous la coupe de son père, le révérend C. L. Franklin (Forest Whitaker), puis de son premier mari abusif – et manager –, Ted White (Damon Wayans). Respect raconte tout cela avec un usage intéressant du hors-champ : «Il était important d’en parler honnêtement, car ce sont des choses qu’elle a vécues, mais il fallait aussi les traiter avec soin», expliquait la réalisatrice, Liesl Tommy, sur le site Complex. Quand elle introduit une scène de viol, elle coupe à la scène suivante, où la jeune Aretha (Skye Dakota Young) se renferme dans le mutisme; quand on devine qu’adulte, son mari la bat, elle la fait apparaître le lendemain matin avec d’énormes lunettes de soleil sur le nez. «Partout sur cette planète, les femmes ont traversé ce qu’elle a traversé, ou ont observé des mères, des sœurs, des amies endurer cela. (…) Personne ne veut plus voir des femmes se faire frapper sur un écran de cinéma. Pas moi, en tout cas», juge la réalisatrice sud-africaine, dont c’est le premier long métrage.
Sur près de deux heures et demie, le film a le temps d’explorer bien plus que la vie intime et douloureuse de la chanteuse. Respect, c’est évidemment le titre de la chanson d’Otis Redding qu’elle a transformée en tube – après la version d’Aretha Franklin, Otis Redding continuait à la jouer sur scène, en l’introduisant avec humour comme «cette chanson qu’une fille m’a volée». C’est aussi et surtout ce que celle que l’on appelle «Ree-Ree», Aretha ou «Miss Franklin», a recherché, musicalement, humainement et politiquement, pendant ces vingt ans de sa vie. Parmi les amis de la famille Franklin, on compte Martin Luther King, James Cleveland ou encore la chanteuse de jazz Dinah Washington : d’illustres proches qui lui ont appris, dans les meilleurs jours comme dans les pires, à se faire respecter, à devenir forte. Mais la longue bataille s’est surtout faite avec ses propres «démons», qui lui ont apporté, plus encore que le succès, une voix. Elle la trouve en définitive avec Amazing Grace, plus grand succès de sa carrière et album gospel le plus vendu au monde.
Je voulais faire l’expérience de ce qu’elle a vécu. Si elle chantait en direct, moi aussi
La carrière d’Aretha Franklin continuera encore plus de quatre décennies, durant lesquelles la «reine de la soul» se montrera toujours plus impressionnante, ardente, engagée : elle sera la première femme à entrer au Rock and Roll Hall of Fame, jouera en 2015 devant le couple Obama à la Maison-Blanche et refusera de s’y produire pour l’investiture de Donald Trump. Aux obsèques d’Aretha Franklin en 2018, Jennifer Hudson a interprété Amazing Grace; c’est aussi elle qui chante toutes les chansons du film, enregistrées en direct sur le plateau, chose rare. «Je voulais faire l’expérience de ce qu’elle a vécu, confiait l’actrice au New York Times. Si elle chantait en direct, moi aussi.» Un souci d’authenticité qui ne s’applique pas toujours dans le film, biopic globalement convenu qui privilégie le «female gaze» au détriment de certains éléments biographiques. La scénariste, Tracey Scott Wilson, aurait-elle par exemple oublié qu’en studio, l’une de ses choristes incontournables était Cissy Houston – la mère de Whitney –, absente du film? C’est avant tout pour la performance à Oscar, époustouflante, de Jennifer Hudson, que le film vaut le détour. Et le résume elle-même avec un parallèle musical : «C’est une question de sentiment, plus que d’atteindre les notes exactes.» Amen.
Valentin Maniglia