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[Cinéma] «Re-Creation» : la vérité comme seule juge


(Photo : joli rideau/tarantula/jan gerlach)

Hanté par l’affaire du meurtre de Sophie Toscan du Plantier, le cinéaste irlandais Jim Sheridan se met en quête de justice avec Re-Creation, un film de procès baigné d’humanité, tourné au Luxembourg.

Appelons cela un projet de passion, une obsession, un exorcisme – en tout cas, le sujet hante Jim Sheridan depuis longtemps. Depuis, peut-être, Noël 1996, le moment où le corps sans vie de Sophie Toscan du Plantier, épouse du producteur de cinéma français Daniel Toscan du Plantier, a été retrouvé dans un cottage du village irlandais de Toormore, au sud-ouest du pays, quelques jours après son arrivée dans sa résidence de vacances. Trente ans plus tard, l’affaire, toujours non résolue, continue de déchaîner les passions. «Qu’est-ce qui conditionne notre sens de la justice et de l’innocence?», demande Jim Sheridan, convaincu de longue date de l’innocence de Ian Bailey, le principal suspect dans l’affaire qui fut comme un choc dans l’histoire récente des justices irlandaise et française. Une question à laquelle il veut répondre à travers Re-Creation, son nouveau film (coréalisé avec David Merriman), sorte de «documentaire hybride» dans lequel «la fiction questionne le réel», selon son producteur luxembourgeois, Fabrizio Maltese.

«La justice (française) a considéré que ce type était le tueur», expliquait Jim Sheridan dans nos colonnes en 2020. Dans les faits, ce journaliste, voisin de la victime, bien qu’arrêté à plusieurs reprises et toujours relâché pour faute de preuves, n’a jamais été poursuivi en Irlande, mais en 2019, à la suite d’une enquête séparée en France, il a été jugé par contumace à 25 ans de prison – la justice irlandaise ayant toujours refusé de l’extrader. Ce qui intéresse les cinéastes, donc, c’est ce qui a mené à cette décision, ce qui fait d’un homme le «coupable idéal», ou ce qui fait douter de sa responsabilité vis-à-vis du crime. En clair, il ne s’agit pas de savoir qui l’a fait, mais plutôt qui ne l’a pas fait.

Inspiré par 12 Angry Men (Sidney Lumet, 1957), Re-Creation se déroule dans un tribunal : douze jurés doivent ainsi décider du sort de Ian Bailey (Colm Meaney). Parmi eux, une seule, la jurée n° 8 (Vicky Krieps), émet d’entrée de jeu les doutes qui ébranleront la certitude hâtive générale; son parfait opposé, le juré n° 3 (John Connors), n’entend pas changer d’avis sur la culpabilité du prévenu. Entre les deux, il y a tout un monde à convaincre, au prix de débats houleux, d’attaques personnelles, d’opinions contestables et de reconstitutions tendues. Dans le rôle du très pragmatique juré n° 1, qui dépouille les votes à chaque tour de scrutin, on retrouve Jim Sheridan lui-même. Le réalisateur du film aux deux Oscars My Left Foot (1989) et vainqueur de la Berlinale 1994 (In the Name of the Father), qui dans la vraie vie avait noué une amitié avec Ian Bailey, apparaît comme le plus mesuré du groupe. Quant au spectateur, invité à se faire son propre avis, il fera figure de 13e juré – qu’il croie ou pas à l’innocence de Bailey, personne ne le jugera.

L’affaire Sophie Toscan du Plantier a fait l’objet d’innombrables articles de presse, livres, documentaires et podcasts. Mais, loin de l’habituelle approche factuelle du «true crime», Re-Creation reste fidèle à la démarche humaine portée par Jim Sheridan, dans la lignée de sa série documentaire Murder at the Cottage : The Search for Justice for Sophie (2021), qui pointait les zones d’ombre et les erreurs de l’enquête. À travers les délibérations du jury, imaginées par les réalisateurs-scénaristes, ce nouveau film dénonce la «justice qui, pour contrôler le récit, crée un bouc émissaire», expliquait le réalisateur au Quotidien, à l’époque où le film s’intitulait encore In Absentia. Surtout, ce sont les personnalités des douze jurés – certaines marquées par les préjugés, d’autres par des traumatismes, d’autres encore par le besoin d’une logique – qui aiguillent en filigrane les discussions. Ainsi, les jurés n° 8 et n° 3, dont les relations iront jusqu’à culminer dans la violence, assurent avoir le même objectif : protéger les femmes de leurs agresseurs. L’une l’exprime avec le cœur et la fébrilité de ses émotions, l’autre à travers le paternalisme auquel il a été formaté. Les discussions entraînent les changements d’avis, assoient les certitudes, et, derrière ces mécanismes, dévoilent toutes les nuances d’humanité que dégagent les douze jurés.

Malheureusement, il n’y a pas de fin à cette histoire

L’obsession de Jim Sheridan pour l’«affaire Sophie» a commencé à se matérialiser dans les années 2000; avec Re-Creation, elle atteint sa forme la plus complète et originale. Au prix d’un long travail et de beaucoup d’efforts, précise Fabrizio Maltese, puisque le tournage «très serré» s’est déroulé fin 2023, sur neuf jours seulement et intégralement au Luxembourg, dans les studios du Filmland (plus trois jours de tournage en Irlande pour les extérieurs). Le producteur, arrivé sur le projet en 2022, salue la «volonté de fer» du cinéaste, qui a souhaité tourner au Grand-Duché avec une équipe majoritairement luxembourgeoise, alors même que le film était prêt à être tourné en Irlande – ce qui a notamment valu la destruction des décors d’origine puis leur reconstruction au Luxembourg. Pour Joli Rideau, sa société de production «encore jeune» et jusqu’ici presque exclusivement dédiée à ses propres réalisations (I fiori persi, L’Invitation…) Fabrizio Maltese souligne qu’il s’agit là de son «premier vrai projet d’envergure» qui l’aidera à définir et à faire connaître sa «ligne éditoriale», traversée par de grandes questions humaines et une esthétique «arthouse» assumée.

«Malheureusement, il n’y a pas de fin à cette histoire pour l’instant», déplorait Jim Sheridan en 2020. Il n’y en a pas plus aujourd’hui : le décès de Ian Bailey début 2024, après avoir toujours clamé son innocence, a mis fin à beaucoup de questions. Mais en août dernier, les enquêteurs irlandais ont fait appel à des techniques de nouvelle génération, permettant de récupérer de «nouvelles traces d’ADN provenant d’un homme inconnu, qui pourrait très vraisemblablement être le tueur», note Fabrizio Maltese. Le film n’en apparaît que plus pertinent.

Re-Creation, de Jim Sheridan et David Merriman.