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[Cinéma] «Rabia», l’enfer de Daech au féminin


Le travail de la cinéaste avec ses actrices et son équipe vise à «chercher ce qu’il y avait d’universel dans la trajectoire de ces femmes». (Photo : cinéart)

En salles ce mercredi, Rabia ouvre les portes d’une «madafa», une maison de femmes ayant rejoint les rangs de l’État islamique. De la réalité à la fiction, la réalisatrice, Mareike Engelhardt, tenait à montrer un jihad «au féminin».

Découverte en jeune femme à fleur de peau dans la série Salade grecque de Cédric Klapisch, Megan Northam revient dans un rôle beaucoup plus sombre. Dans Rabia, l’actrice franco-anglaise incarne Jessica, en perte de repères, qui quitte tout du jour au lendemain pour aller faire le jihad et épouser un combattant de l’État islamique (EI). À Raqqa, la capitale autoproclamée de Daech, elle est enfermée dans une «madafa», une maison de femmes, aux côtés d’esclaves yézidies et de dizaines d’autres jeunes Occidentales séduites par l’idéologie jihadiste.

Privées de leurs papiers, elles se rendent compte trop tard que le voyage est sans retour et qu’elles n’ont d’autre choix, pour sortir de cette prison, que d’épouser l’homme qui leur sera choisi par l’organisation. À moins que Jessica ne se rapproche de l’inflexible Madame (Lubna Azabal), la responsable des lieux qui fait régner la terreur. Mais, pour gagner sa confiance, elle risque de devoir elle-même passer de victime à bourreau.

«Usine à procréation»

Le film est inspiré d’histoires de jeunes Occidentales parties en Syrie, parfois au grand désarroi de leurs proches. Pour se préparer, Megan Northam s’est documentée et a rencontré des «revenantes» qui lui ont permis de comprendre que ce drame des femmes ayant rejoint Daech était peut-être plus proche qu’elle ne l’imaginait. L’une d’entre elles «m’a dit que je lui faisais trop penser à une fille qui était là-bas, dans la « maison » (…) à l’une des pires converties extrémistes, horrible, qui faisait des crasses à toutes les meufs», rembobine-t-elle. «Ça m’a grave bousculée… J’ai fait des recherches sur internet et je me suis rendu compte que la fille dont elle parlait était de mon lycée, à Nantes», raconte la comédienne.

La réalisatrice, Mareike Engelhardt, dit s’être basée sur des témoignages de revenantes ainsi que des enquêtes journalistiques pour recréer cette maison qu’elle qualifie d’«usine à procréation». «Amalgame étrange entre prison, secte, maison close et auberge de jeunesse, les madafas m’ont tout de suite fait penser aux « lebensborn », ces pouponnières nazies qui servaient à la procréation de la race», écrit la cinéaste allemande dans ses notes de production, ajoutant que dans ces maisons «s’entrechoquent l’Orient et l’Occident autour de la virginité, de la maternité, de l’amour et de la mort».

«J’étais très soucieuse du réalisme. Tout le film est basé sur des faits réels, je n’invente aucune scène», explique Mareike Engelhardt, qui a «provoqué» sa rencontre début 2016 avec une jeune femme tout juste rentrée de Syrie, puis qui s’est entourée de deux journalistes expertes du jihadisme féminin, Céline Martelet et Édith Bouvier. Sur son scénario, coécrit avec Samuel Doux, la réalisatrice jure que «certaines anecdotes étaient tellement incroyables et dures que j’ai souvent dû « réduire » le réel pour le rendre crédible et regardable», et «tente» avec son film de «comprendre sans excuser». «Le mal n’est pas genré. Si on veut comprendre la violence, il faut regarder des deux côtés», soutient-elle. «D’un point de vue féministe, c’est important de montrer que ces femmes-là n’étaient pas toutes naïves et bêtes, c’étaient des combattantes radicalisées.»

Le mal n’est pas genré. Si on veut comprendre la violence, il faut regarder des deux côtés

Pour traduire à l’écran la domination de Jessica, devenue Rabia, par Madame, Mareike Engelhardt oppose Megan Northam, «avec son physique de petite fille aux yeux clairs et cheveux blonds», et Lubna Azabal, qui fascine la cinéaste depuis Incendies (Denis Villeneuve, 2010) : «La profondeur de son regard, la distance qu’elle instaure par son jeu, l’autorité, le mystère qu’elle dégage (…) Je ne voyais qu’elle pour le rôle de Madame.» L’actrice belge était familière avec l’histoire de Fatiha Mejjati, connue sous le nom d’«Oum Adam», «la plus connue et redoutable» des directrices de madafas, sur qui son personnage est basé.

Le travail de la cinéaste avec ses actrices et son équipe vise à «chercher ce qu’il y avait d’universel dans la trajectoire de ces femmes», en faisant le lien avec sa propre histoire, marquée par le secret de grands-parents ayant rejoint les rangs de la SS. Comme pour l’idéologie nazie, «la faille vient de l’intérieur de nos sociétés, et il faut l’affronter collectivement au lieu de la fuir». «La question au fond est celle qui taraude tous les Allemands de ma génération, juge-t-elle : qu’est-ce qui fait qu’au cours d’une vie on bascule du mauvais côté?»

Rabia, de Mareike Engelhardt.