Le premier long métrage de la réalisatrice suédoise Ninja Thyberg frappe fort : avec Pleasure, elle plonge le spectateur dans l’univers du porno, sans tabous ni concessions. Et pose un regard honnête pour en déconstruire les artifices et les préjugés.
Tout a commencé il y a près de dix ans en Suède. Pour son nouveau court métrage, Ninja Thyberg veut explorer l’univers du film pornographique, ou plutôt, ses coulisses. Quand la caméra est éteinte, on répète, on discute, on entend circuler des rumeurs… Le film s’appellera Pleasure, avec toute l’ambiguïté que l’on peut prêter au contexte, et sera présenté à Cannes en 2013. Son point de départ est à trouver dans les réflexions militantes de la cinéaste de Göteborg, mais celle-ci, qui a très vite envisagé d’en faire un long métrage, a pris le temps de se «confronter à ce monde» pour en observer la réalité.
Je ne savais rien de ce milieu. J’avais pas mal de préjugés que je voulais interroger
«Mon parcours intellectuel a pris des années, racontait Ninja Thyberg en octobre, dans le magazine Cinémateaser. Ça a commencé à 16 ans, j’étais une activiste radicale et antipornographie. Pour moi, le porno était juste une industrie d’exploitation par les hommes. Et j’avais décidé d’en faire le combat de ma vie.» Quand elle réalise le court métrage Pleasure, elle a 28 ans et commence à travailler sur une version longue. «J’avais écrit un traitement (…) mais c’était différent de ce que le film est aujourd’hui.» Son regard sur une industrie sur laquelle il est facile d’avoir des préjugés, mais qui n’est pas moins pleine de zones grises, se veut le plus honnête possible. Aux États-Unis, où elle s’est rendue plusieurs fois entre 2014 et le tournage à l’été 2018, elle sonne aux portes, rencontre rapidement Mark Spiegler, «l’agent des « pornstars »», qui la «prend sous son aile», gravite dans les sphères du porno féministe… «Je ne savais rien de ce milieu, a-t-elle avoué. J’avais pas mal de préjugés que je voulais interroger.»
D’une certaine manière, l’histoire de Bella, l’héroïne du film interprétée par Sofia Kappel, est celle de Ninja Thyberg; c’est peut-être ce qui a mené la cinéaste à diriger le long métrage Pleasure vers une trame plus conventionnelle. Ainsi, le personnage débarque de sa Suède natale pour Los Angeles, avec un rêve en tête : se faire une place dans le monde du porno. Ambitieuse et déterminée, Bella sera confrontée à des choix cruciaux quand sa volonté de gravir les échelons se heurte à un système qui fonctionne surtout à travers le risque.
S’il partage le même schéma du personnage qui ne part de rien pour devenir une star, Pleasure ne souffre d’aucune comparaison avec Boogie Nights (Paul Thomas Anderson, 1997). Le film de Ninja Thyberg reste ancré dans notre présent, celui des sites porno gratuits, de la compétitivité extrême (outre son accès progressif aux productions plus fastes, la notoriété de Bella se mesure aussi à son nombre de «followers» sur Instagram) et de la dénonciation d’un système qui agit depuis trop longtemps dans l’impunité. À ce titre, Ninja Thyberg précise : «Je n’ai été invitée que dans des endroits où personne n’avait rien à cacher. Il y a donc des endroits où je n’étais pas invitée, parce qu’ils avaient beaucoup de choses à cacher. J’ai entendu des histoires, je sais très bien ce qu’il s’y passe. Au sein du milieu du porno, il y a différentes communautés et certaines d’entre elles sont extrêmement attentives au bien-être des gens et à la bienveillance de l’environnement. D’autres communautés ne sont pas du tout comme ça et dans ce cas, il a fallu que je sois beaucoup plus rusée pour y avoir accès.»
Pleasure se pose donc comme une synthèse réaliste du monde du X, où les dérives sont très présentes – et, pour les actrices, peuvent être dangereuses – mais où l’on peut trouver aussi beaucoup de bienveillance. Aussi particulier que soit le milieu qu’il dépeint, le film n’oublie jamais que son décor est avant tout un environnement de travail, où toutes les notions relatives au travail doivent s’entendre sous un autre sens. Ninja Thyberg : «J’ai débarqué en pensant que c’était un monde patriarcal, oppressif envers les femmes… et ça l’est. Mais n’est-ce pas le cas partout?» Alors elle se défait du militantisme vers lequel elle tendait à l’origine pour se livrer à une observation objective d’un milieu qui semble, pour beaucoup, opaque, à travers son propre regard, féminin et féministe.
Impossible de ne pas évoquer la performance exceptionnelle de Sofia Kappel dans son premier rôle. Choisie par Ninja Thyberg parmi 600 actrices (la réalisatrice racontait avoir été en contact avec 2 000 filles au départ), la Suédoise n’avait jamais joué la comédie avant Pleasure. «Je ne savais même pas que j’en étais capable», a-t-elle admis. Un défi qu’elle s’est posé avec ce rôle complexe et qui lui a demandé beaucoup de préparation physique et psychologique : le film contient notamment une scène très dure qui questionne les limites du consentement. «Comprendre Bella, c’était le plus important pour moi», racontait Sofia Kappel. «Même si j’étais à fond dans le personnage (…) il y a toujours une barrière qui me séparait d’elle. Tout ce qu’elle subit, physiquement ou verbalement, ce n’est pas moi qui le subis. Jamais. C’est un interrupteur à actionner et il faut juste savoir quand l’éteindre.»
Valentin Maniglia