C’est assurément l’un des films de l’année : Onoda, sorti mercredi, raconte l’histoire vraie d’un soldat japonais qui a refusé de rendre les armes trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un tour de force signé du Français Arthur Harari.
Avec Onoda, son deuxième film, Arthur Harari fait mentir l’idée reçue – et quelque peu véridique – que le cinéma français contemporain ne sait pas prendre de risques. Voyage vertigineux de près de trois heures et étalé sur trente ans, toujours au plus près de son personnage, le film avait tout d’une gageure esthétique, narrative et technique. Devant elle, le cinéaste français n’a pas sourcillé. C’est à bout de bras qu’il a porté ce projet immense, tourné au Cambodge et uniquement en langue japonaise : l’histoire – vraie – de Hiroo Onoda, soldat de l’armée japonaise qui refuse de faire partie d’un escadron kamikaze et qui est à la place recruté par le major d’une section secrète de l’armée pour protéger l’île de Lubang, dans les Philippines. On est en décembre 1944; peu de temps après, l’armistice est signé. Mais pour Onoda et ses hommes, repliés au centre de l’île, la nouvelle de la défaite est une ruse de l’armée américaine pour les forcer à se rendre. Pendant trente ans au cœur de la jungle, ils refuseront de rendre les armes.
En 2016, le cinéaste Arthur Harari naissait avec Diamant noir, tragédie noire qui se déroule à Anvers, dans le milieu des diamantaires. Un premier film qui exposait déjà ses inspirations américaines en faisant la révérence à James Gray, dont les deux premiers longs métrages, Little Odessa (1994) et The Yards (2000), trouvent un écho chez Harari. Mais celui-ci a déjà le goût du projet dantesque. «Pendant plusieurs années, avant même le tournage de Diamant noir, j’ai pensé à un film d’aventures. Je dévorais (les romans de Joseph) Conrad et (Robert Louis) Stevenson et m’intéressais aux navigateurs solitaires ou aux expéditions polaires», confiait-il récemment au magazine Positif. Quand son père lui raconte l’histoire du sous-lieutenant Onoda, l’idée germe en lui pour peut-être enfin réaliser le film d’aventures de ses rêves : un film de guerre sans guerre, filmé à l’autre bout du monde et dans une langue qu’il ne connaît pas.
Au vu de la grandeur de l’entreprise, on pense forcément aux œuvres démesurées de Werner Herzog, qui a investi lui aussi la jungle pour Aguirre (1972) ou Fitzcarraldo (1982). À la vision d’Onoda, il faut reconnaître que l’aura du film est plus proche de la spiritualité de Terrence Malick. Arthur Harari le confirme : «J’ai très vite compris que la forme du film n’irait pas du côté de la fièvre baroque. Il fallait au contraire faire sentir la lente construction d’un monde, un vertige temporel et moral qui n’abolirait pas la distance critique ou ironique.» De Herzog, on pourrait peut-être rapprocher Onoda de Jeder für sich und Gott gegen alle (1974) et son protagoniste enfermé toute sa vie, qui devient un phénomène de foire dès lors qu’il découvre l’extérieur. La solitude et l’aliénation vont hanter le quotidien d’Onoda pendant trente longues années, merveilleusement décrites en plusieurs moments-clés.
Onoda a vécu une expérience totale qui finit par lui procurer une forme de paix intérieure
Onoda et les pères de la guerre
Le plus bouleversant d’entre eux arrive lorsqu’Onoda, caché dans les hautes herbes, voit au loin des soldats japonais, accompagnés de son père et de son frère, le suppliant de les rejoindre. Le film prend alors une épaisseur cinématographique sans égal, jouant sur la distance et la distinction entre vrai et faux alors que le soldat croit plutôt reconnaître deux hommes grimés en membres de sa famille pour le piéger. Plus tard, quand Onoda et son fidèle second, Kozuka, tentent de résoudre un code qu’ils se sont eux-mêmes inventés, Arthur Harari pousse l’absurde un peu plus loin. C’est l’isolement qui conditionne le mode de vie et les pensées du personnage. Enfermé dans une prison mentale – et géographique –, il n’essaiera d’en sortir qu’après avoir vu la mort en face, lui qui n’a jamais croisé d’ennemis : la mort de son subordonné Shimada, d’abord, puis celle que lui-même infligera à des villageois de Lubang. Arthur Harari : «Onoda a vécu une expérience totale qui finit par lui procurer une forme de paix intérieure. Il a dû se confronter à l’horreur, à l’abjection et à la solitude absolue pour atteindre la sérénité.»
C’est un véritable chef-d’œuvre qu’Arthur Harari, le plus américain des cinéastes français, a accompli. On voit dans Onoda des réminiscences de James Gray (The Lost City of Z, 2016), toujours, mais aussi de John Ford, John Huston, Michael Cimino, Pierre Schoendoerffer… Surtout, c’est un film à haute portée spirituelle et symbolique. L’allégorie du double, notamment, y est très présente : Onoda et Kozuka sont tous joués par deux acteurs différents et aux comportements opposés selon leurs âges (Yuya Endo et Kanji Tsuda pour le premier, Yuya Matsuura et Tetsuya Chiba pour le second, tous extraordinaires dans une relation qui prend une tournure homoérotique), le touriste qui veut sauver Onoda semble être une réincarnation du soldat jeune… Le réalisateur domine son tour de force aux niveaux de lecture infinis, pour un film unique dans le panorama mondial du cinéma actuel. «Avec Onoda, je me suis rendu compte que j’ai pris goût aux histoires difficiles voire impossibles à raconter. J’aime ce défi, cette aventure qui consiste à trouver une forme narrative, esthétique et poétique à des sujets vertigineux», conclut le réalisateur. Qui sait ce qu’il prévoit pour la suite?
Valentin Maniglia
Onoda, d’Arthur Harari.
Onoda est une expérience cinématographique rare, personnelle et spirituelle, qui ne cherche pas à citer ses aînés. Pour autant, Arthur Harari revendique plusieurs influences. En cinq films, inspirations conscientes ou non, Le Quotidien vous propose de prolonger l’aventure.
Anatahan (Josef von Sternberg, 1953)
Près de soixante ans avant Arthur Harari, le cinéaste austro-américain Josef von Sternberg s’était déjà emparé de l’histoire de 33 soldats japonais restés bloqués sur une île du Pacifique après la fin de la guerre, refusant de croire que l’empire avait capitulé. Filmé dans un noir et blanc lumineux qui tranche avec la cruauté du récit, Anatahan sera le dernier film de son auteur, qui le produit, le réalise, l’écrit et le photographie, avant de prendre sa retraite des plateaux de tournage jusqu’à sa mort, en 1969.
Ugetsu monogatari (Kenji Mizoguchi, 1953)
Arthur Harari a souligné l’importance qu’a pour lui Kenji Mizoguchi et son cinéma serein, poétique, toujours tendre avec ses personnages. Dans la fable – qui contient à la fois un drame social, un film fantastique et un film de guerre – Ugetsu monogatari, le maître japonais, qui avait réalisé un film de propagande en 1941, réfléchit sur la violence et la cruauté de la guerre, et ses conséquences dans le monde civil. L’un des plus grands classiques japonais.
Hell in the Pacific (John Boorman, 1968)
Respectivement ancien Marine blessé pendant la bataille de Saipan et ex-soldat de l’Armée de l’air japonaise, les acteurs Lee Marvin et Toshiro Mifune rejouent la guerre du Pacifique devant la caméra de John Boorman qui les enferme dans un microcosme : celui d’une île d’Asie du sud-est dont ils sont les deux seuls habitants. Une œuvre antiguerre puissante sur l’abandon, l’impossibilité de communiquer et la nécessité de l’entraide.
The Deer Hunter (Michael Cimino, 1978)
L’autre grand conflit américain en Asie, c’est le Vietnam. Michael Cimino suit le destin de trois copains sidérurgistes dans le «merdier». Chacun vivra le conflit à sa manière, avec ses propres démons, mais tous aussi intensément. La mise en scène classique, la dualité cruelle entre humanisme et cruauté et l’ambition qui a animé Cimino pour mettre au monde cet énorme morceau de cinéma en font un prestigieux prédécesseur d’Onoda.
The Thin Red Line (Terrence Malick, 1998)
Onoda est l’antithèse de la fresque épique de Terrence Malick, mais c’est paradoxalement l’unique film auquel il puisse être véritablement comparé. Les Américains prennent d’assaut une colline pour contrôler une île aux mains des Japonais, pendant que le cinéaste plonge le spectateur au cœur de leurs pensées et de leurs souvenirs dans un geste spirituel très fort. Dur, tendu, parfois absurde, toujours mystique : l’un des plus beaux films de guerre jamais réalisés.