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[Cinéma] «Nostalgia», dans le ventre de Naples


Pour préparer son rôle et se familiariser avec le «rione» Sanità, l’acteur romain Pierfrancesco Favino a vécu plusieurs jours dans le quartier.

Nostalgia, de Mario Martone, explore la question du déracinement, avec réalisme et lyrisme, en racontant le retour dans son quartier de Naples d’un homme qui l’a quitté 40 ans plus tôt.

Reconnu outre-Alpes comme l’une des figures majeures dans le champ théâtral depuis les années 1980, Mario Martone est aussi très actif au cinéma. Pour l’écran, il s’est notamment dédié à des sujets d’envergure, dont un biopic (Il giovane favoloso, 2014, sur la vie du poète Giacomo Leopardi) et une fresque historique (Noi credevamo, 2010, récit du long chemin vers l’unification de l’Italie).

Depuis qu’il a accéléré son rythme à un film par an, Martone peint de beaux portraits de Naples, sa ville tant chargée d’histoire. Il a beau l’avoir souvent filmée et celle-ci n’avoir jamais changé – Felice, le protagoniste de Nostalgia, assure qu’«étrangement, tout est resté comme avant», et Mario Martone, lui, glisse que «notre ville est restée la même depuis la Grèce antique» –, on redécouvre une autre Naples à chaque nouveau film.

Après avoir plongé dans le monde criminel de la ville avec Il sindaco del rione Sanità (2019) – adaptation d’une pièce de théâtre sombre d’Eduardo De Filippo, déjà transposée à notre époque et montée sur scène par Martone –, le réalisateur est de retour dans le ventre de la bête avec Nostalgia, œuvre où le réalisme et le mysticisme cohabitent puis s’affrontent.

Un film de fantômes, mélancolique, porté par un Pierfrancesco Favino en âme errante, parcourant les boyaux du «rione», que seule la dure confrontation à la réalité arrache aux souvenirs. Son personnage, Felice («heureux», en italien), revient à Naples après l’avoir quittée quarante ans plus tôt et fait sa vie d’abord au Liban, puis en Égypte. Il vient y retrouver sa mère, redécouvrir la ville et, à force de voguer dans les souvenirs, se perdre dans ses mutations.

«Naples est une ville dans laquelle il y a une sorte d’abandon, un désenchantement qui peut subitement se retourner, se renverser, pour devenir un enchantement (…) Chacun se dissimule derrière un masque et cache ainsi la conviction profonde que le fait d’être au monde est une condition de souffrance», abondait Mario Martone en mai dernier à Cannes, où le film était en compétition officielle. Alors, comme son héros qui revient sans masque dans cette ville dont il a totalement perdu les codes, le spectateur avance à petits pas.

(Felice) ne sait pas où il va (…) Il n’est jamais en avance sur le spectateur

«Le labyrinthe et la nostalgie (…) sont le destin de beaucoup de gens, et peut-être celui de tout le monde», médite le cinéaste dans sa note d’intention. C’est assurément celui de Felice, qui, en descendant de l’avion, s’arrête dans la première pizzeria pour touristes, a perdu une partie de son vocabulaire, parle italien avec un fort accent (mais son arabe est parfait) et s’est converti à la religion musulmane. La mort de sa mère et la découverte d’une lueur d’espoir dans un quartier gangrené par la mafia vont amener Felice à repenser son chemin intérieur et à redevenir, peut-être, Napolitain, quitte à forcer le destin.

Habité par un spleen et une honnêteté émotionnelle qu’on ne lui connaissait pas encore, l’acteur romain Pierfrancesco Favino (Romanzo criminale, Suburra, ACAB, Il traditore…) est le cœur du film, il est de tous les plans. «Ne pas être napolitain pouvait être un atout pour créer ce personnage, note Mario Martone. De toute façon, j’ai immédiatement pensé à Pierfrancesco Favino en lisant le livre (NDLR : Nostalgia, d’Ermanno Rea). Je le lui ai ensuite donné à lire en lui disant : « Ce pourrait être ton film napolitain. » Et il est devenu ce qu’exigeait le rôle.» L’acteur, lui, confiait avoir eu «très peur» face au rôle : «J’aime Naples (…) mais là, il s’agit de la Sanità, c’est encore autre chose.»

Avec Mario Martone, Favino a vécu quelques jours dans le quartier. «Je me demandais ce que ça voulait dire d’appartenir à ce type d’endroit. Quelles en sont les règles, les couleurs, les odeurs? Comment y vit-on? (…) Ce sont des sentiments (…) que j’ai laissés grandir en moi.» Dans Il traditore (Marco Bellocchio, 2018), l’acteur tenait le rôle d’un repenti de la mafia sicilienne parti se réfugier au Brésil; dans Nostalgia, le déracinement est pris à revers, notamment grâce à ce personnage qui «ne sait pas où il va, pas plus que nous. Il n’est jamais en avance sur le spectateur», analyse Favino.

À l’intérieur de cette enclave où la mer n’est visible que si, comme Felice dans la première moitié du film, on choisit de dormir dans les étages supérieurs d’un hôtel, plusieurs dizaines de mètres au-dessus du ventre de Naples, le danger est toujours présent. D’autant plus que Nostalgia est filmé caméra à l’épaule, n’hésitant jamais, dans ses échelles de plans, à basculer d’un extrême à l’autre, conférant au tout un côté aussi bien documentaire que lyrique – à l’opposé du rêve semi-autobiographique de Paolo Sorrentino È stata la mano di Dio (2021).

Et qui sert une intrigue, celle des retrouvailles entre Felice et Oreste, son ami d’enfance devenu un baron du crime au comportement sauvage. Si le premier cherche l’autre, Oreste, lui, sait la présence de Felice «à la seconde où (il) pose un pied à Naples», laissant monter la tension jusqu’au face-à-face entre celui qui est parti et celui qui est resté. Ce dernier voit le passé comme un poids; Mario Martone, lui, le voit «comme un labyrinthe qui contient des zones dans lesquelles je préfère ne pas retourner». Nostalgia reste, malgré tout, une belle invitation à s’y perdre.

Nostalgia, de Mario Martone.