Son nouveau film, Tre piani, raconte les destins croisés de trois familles bourgeoises après un drame. Le cinéma de Nanni Moretti a-t-il cessé d’être politique ? Pour les documentaristes Xavier Barthélémy et Paolo Santoni, il le restera toujours.
Tout est politique, selon un fameux dicton. Demandez à Nanni Moretti si c’est vrai, et qui sait ce qu’il répondra ? Oui, sans doute, du moins à en croire la rage militante qui l’a longtemps habité. Dans la première partie de sa filmographie, du très contestataire (1976) jusqu’à Palombella rossa (1989), à deux rares exceptions près, la politique est effectivement partout. Elle n’a d’ailleurs jamais quitté son cinéma, et est peut-être l’une des clefs pour le comprendre. C’est en tout cas l’aventure dans laquelle se sont lancés les réalisateurs Paolo Santoni et Xavier Barthélémy, venus présenter jeudi au festival du Film italien de Villerupt leur documentaire La Politique de Nanni Moretti, soit une heure de discussion avec le réalisateur palmé autour de son engagement politique et du rôle que celui-ci occupe dans sa filmographie, jusqu’à Tre piani, son nouveau film, sorti dans les salles mercredi.
«Un sacré personnage», résume Xavier Barthélémy à l’issue de la projection, finissant de confirmer les possibles doutes restants sur la personnalité à la fois très ouverte, engagée, et en même temps auto-obsessionnelle, du réalisateur italien, que l’on découvre néanmoins sous une lumière moins considérée. On s’étonne même que Nanni Moretti, en génie cynique, ait facilement accepté de se prêter au jeu, lui qui semble peu enclin à tourner la tête vers le passé.
«Observateur» de la société
«C’était très long, indique Xavier Barthélémy. Au début, il nous a dit non, c’était l’époque où il travaillait sur Tre piani. Puis, juste après l’avoir fini, nous avons pu organiser notre rencontre. Il nous a même donné les clefs de sa société de production pour que l’on puisse s’y installer et préparer notre entretien, qui a duré cinq heures en tout.»
Pour les deux réalisateurs, l’objectif était de raconter tout un pan de l’histoire politique italienne à travers le trait satiriste du cinéma de Moretti. Le même Moretti qui déclare, en ouverture du documentaire : «Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’étais sûr de trois choses : je ne voulais pas seulement être derrière, mais aussi devant la caméra (…), je voulais parler de mon entourage, et, donc, de la gauche, et enfin, je voulais m’en moquer.» Une position assez osée, quand ses premiers films sortent au moment où le terrorisme des Brigades rouges renvoie une image assez peu flatteuse de l’extrême gauche. Mais Nanni Moretti, qui affirme avoir appartenu à cette gauche «extraparlementaire» – celle qui est née de l’éclatement de la bulle communiste en de nombreuses formations plus ou moins modérées, plus ou moins dangereuses –, a toujours tenu à se poser non pas comme un activiste, mais comme un observateur. «Un parti pris qu’il a tout de suite adopté», affirme Xavier Barthélémy. «On a d’ailleurs remarqué que, plus sa filmographie progresse dans le temps, plus il élargit son champ d’action en tant qu’observateur : au début, il est lui-même, devient cinéaste, puis au fur et à mesure, il est professeur, psychiatre, juge…»
«Intègre et rare»
Ce qui ne l’empêche pas de glisser une vision féroce et toute personnelle de la société. Comme dans Bianca (1984), où il pointe du doigt – avec beaucoup d’humour – l’abrutissement de la société italienne par la culture populaire et la télévision. Xavier Barthélémy juge bizarre que Nanni Moretti n’apprécie pas les comédies de l’acteur Alberto Sordi ou du réalisateur Luigi Comencini, mais Paolo Santoni propose un autre regard : «Ses jugements sont certes assez violents, mais cachent en réalité une aversion pour certains aspects de la société italienne. Ce n’est pas Alberto Sordi qu’il n’aime pas, mais ce qu’il représente comme idée de la société : l’Italien moyen, lâche, prêt à faire des compromis. Lui est un homme intègre, c’est quelqu’un de rare aujourd’hui.» Récemment, il aurait même refusé de vendre ses films – dont il détient presque tous les droits – à Netflix. Un acte politique ?
À 68 ans, Nanni Moretti a toujours le goût de la révolte, mais elle semble avoir été absorbée par la fatigue. Quand Fausto Bertinotti, l’homme politique derrière la refonte du Parti communiste italien, s’était félicité d’arriver cinquième aux élections de 2001 – gagnées par Silvio Berlusconi –, Nanni Moretti, depuis Cannes, rage : comment peut-on se féliciter d’avoir perdu, et de loin ? Lui, au même moment, gagnait la Palme d’or avec La stanza del figlio et rendait fière l’Italie. Il n’a pas pu en dire autant cette année, où Tre piani est parti de la Croisette sans récompense, la victoire de Titane (Julia Ducournau, 2021) donnant par-dessus le marché un «coup de vieux» à Moretti, selon ses propres dires dans un post Instagram. Mais Moretti n’est pas passé de mode. «Dans Tre piani, il y a une vraie scène politique», jure Paolo Santoni : celle où la femme du juge donne les vêtements de son mari décédé à des bénévoles qui les donneront à leur tour à des migrants, pendant qu’à l’extérieur, des militants d’extrême droite manifestent. «C’est une chose qui arrive dans toutes les villes, tous les quartiers d’Italie. Nanni Moretti reste très lucide, très vigilant sur ce qui se passe. Il n’est pas du tout désabusé.»
Valentin Maniglia
La politique Moretti en cinq films
SOGNI D’ORO (1981) «Sogni d’oro», c’est la formule italienne pour «fais de beaux rêves», traduite littéralement par «rêves d’or». Troisième long métrage de Nanni Moretti, il complète une sorte de «trilogie contestataire» commencée avec ses deux films précédents, dans lequel son personnage, devenu un cinéaste intellectuel, est hanté par les réactions négatives du public et de la critique à propos de son dernier film. Pour s’évader, il s’imagine mettre en scène la vie de Freud… Un sommet d’anticonformisme où les angoisses de l’artiste donnent à voir une version hautement névrosée du 8 ½ (1963) de Fellini.
BIANCA (1984) Souvent critique envers ses pairs – et avec peu d’égard envers le cinéma de genre –, Moretti convoque dans cette satire le sous-genre horrifique typiquement italien du «giallo». Son personnage, plus obsessionnel que jamais, s’installe à Rome pour enseigner les mathématiques; peu après, ses voisins et amis sont assassinés les uns après les autres. Sans doute le film le plus rebelle du cinéaste, qui dynamite la culture populaire italienne envers et contre tous. Le chef-d’œuvre visionnaire de son auteur.
PALOMBELLA ROSSA (1989) Nanni Moretti l’a répété maintes fois, s’il n’avait pas fait du cinéma, il serait devenu joueur professionnel de water-polo, son autre passion de toujours. Logique, donc, qu’il dédie un film à son sport de cœur. Passé à travers la moulinette Moretti, on suit le parcours d’un fonctionnaire du Parti communiste devenu amnésique, qui se retrouve embarqué par de vieux amis pour un match dans la piscine municipale. Dans cette éclatante allégorie politique, l’effort physique est le déclencheur de la conscience politique, qui se transforme, pour le protagoniste, en désillusion totale.
CARO DIARIO (1994) L’image de Nanni Moretti au guidon de sa Vespa est devenue si emblématique qu’elle est devenue le logo de sa société de production, Sacher Film. Dans cet essai documentaire à la première personne, le cinéaste sillonne l’Italie, du quartier réputé «chaud» de Spinaceto, au sud de Rome, jusqu’aux îles, tantôt touristiques tantôt sauvages, de l’Italie méridionale. Le commentaire satirique sur la société italienne prendra fin avec une première rencontre – dans son cinéma comme dans sa vie – avec la mort, ou la possibilité de la mort, qui va profondément changer le regard de Moretti.
HABEMUS PAPAM (2011) «Le pape est trop grand pour Moretti», avait écrit un critique italien avant la sortie de son onzième film. C’est sans doute la raison pour laquelle le cinéaste iconoclaste n’en fait pas un guide, mais un homme, dans ce qu’il a de plus simple. Les angoisses typiquement «morettiennes» sont projetées sur une figure dont on refuse de reconnaître la capacité même de douter; Michel Piccoli, extraordinaire, donne à son personnage de pape des allures de héros de conte humaniste (au sens philosophique).
V. M.