Derrière son image d’icône «à l’italienne», Marcello Mastroianni, né il y a 100 ans et encore à l’honneur au festival du Film italien de Villerupt, a toujours combattu les préjugés à son égard, avec l’écran pour terrain de bataille.
La simple évocation de Marcello Mastroianni suffit à esquisser mentalement sa silhouette : svelte, élégant, séducteur, fumeur à la chaîne dans son costume cintré, Persol noires et chaussures vernies. Journaliste mondain en baignade nocturne dans la fontaine de Trevi ou réalisateur blasé cherchant l’inspiration au milieu d’un harem, il a incarné, plus que le double à l’écran de Federico Fellini, le visage masculin iconique de l’exotisme italien du début des années 1960 (celles du miracle économique), une sorte de héros de son temps, avec les sensibilités et les petits travers qui le rendent irrésistible. Si, déjà en 1965, l’acteur assurait au micro de la RAI que «l’effet de mode» autour de lui, après la sortie de La dolce vita (1960), s’est estompé «au bout d’un an», la marque que le film a laissée dans l’imaginaire collectif et culturel de l’Italie est encore aujourd’hui intacte.
Mais Mastroianni avait tôt fait de se défaire de l’image de «latin lover», d’abord éraflée dans Il bell’Antonio de Mauro Bolognini (sorti en Italie un mois après La dolce vita), où il est ce jeune homme beau comme un dieu qui voit son statut d’«homme» remis en cause dans le couple, la famille et la société car impuissant; puis déchirée en morceaux dans Divorzio all’italiana de Pietro Germi (1961), où Mastroianni, devenu un petit baron sicilien qui porte la moustache, échafaude un plan aussi ridicule que machiavélique pour se débarrasser de son épouse. Et la même année, dans L’assassino, d’Elio Petri – une autre histoire de féminicide, bien plus sombre –, il est cet antiquaire suspecté du meurtre de sa maîtresse et dont l’autoportrait d’un homme mesquin, manquant de principes et de morale, mais pas forcément coupable, se dessine au fil d’un intimidant interrogatoire de police.
À l’écran comme dans la vie, Marcello Mastroianni a toute sa vie combattu activement les préjugés que l’acteur transférait sur l’homme. Dont sa paresse revendiquée, comme ne l’indique pas la somme de 150 films tournés dans sa carrière (dont une bonne cinquantaine rien que dans les 15 ans qui ont précédé La dolce vita), mais lui avait comme «rêve» de «faire, comme Perry Mason, un film en chaise roulante», un rôle qui lui aurait permis de décrocher un Oscar et dans lequel «on ne se fatigue pas du tout». C’est pourtant le même Mastroianni qui déclarait, dans le livre Il cinema italiano d’oggi 1970-1984, de Franca Faldini et Goffredi Fofi : «Tant que l’on viendra me chercher pour me confier un rôle, tant que l’on me fera tourner, je ne crois vraiment pas que je cesserai d’être un acteur.»
En septembre 1996, à 72 ans, Mastroianni est au Portugal pour incarner l’alter ego d’un autre cinéaste, Manoel de Oliveira, dans Viagem ao principio do mundo; pendant le tournage de cette autobiographie onirique, l’acteur se replongeait pour la première fois dans ses propres souvenirs devant la caméra de la réalisatrice Anna Maria Tatò, sa compagne de plus de vingt ans, pour des mémoires sur celluloïd intitulées Mi ricordo, sì, io mi ricordo. La projection à Cannes, le printemps suivant, de ces deux films de souvenirs aura dû souffrir, elle, d’une absence, celle de leur star, disparue le 19 septembre 1996.
Psychologies complexes
Celui dont on a célébré le centenaire de la naissance tout le long du mois d’octobre à la Cinémathèque de Luxembourg, et encore actuellement au festival du Film italien de Villerupt, est cet acteur pur sang – «di razza» comme on dit en italien – qui, jusqu’au bout, a cristallisé dans son métier ses rêves, ses luttes, ses passions… Si l’on veut comprendre l’homme, il faut lire l’acteur entre les lignes. Ses débuts comme figurant puis comme jeune premier lui valent d’être remarqué en maraîcher antifasciste, dont le destin tragique reste hors champ, dans Cronache di poveri amanti (Carlo Lizzani, 1954); un rôle qui trahit déjà (outre ses convictions politiques) que ce qui l’intéresse par-dessus tout dans ce métier, c’est la psychologie complexe derrière les personnages. Et puis, tandis que son interprétation à fleur de peau dans Il bell’Antonio sert à faire le procès de la société dominée par les hommes et qui condamne tous les hommes à se conformer aux mêmes idéaux de vigueur, de force et de virilité, Divorzio all’italiana fait la satire acerbe d’un pays qui n’a pas encore légiféré au début des années 1960 sur le divorce, mais où le crime dit «d’honneur» peut encore être invoqué par les maris meurtriers (le divorce sera autorisé en 1970, confirmé par référendum en 1974).
Tant que l’on me fera tourner, je ne crois vraiment pas que je cesserai d’être un acteur
Celui qui représentait la quintessence de l’homme moderne était le plus souvent, en fait, à l’avant-garde. Les rôles de Mastroianni, sensibles ou grotesques, décalent le regard sur le monde, en le passant au miroir déformant ou en proposant une alternative poétique, voire les deux à la fois, comme dans La cagna, de Marco Ferreri, où Catherine Deneuve, débarquée sur une île déserte où Mastroianni vit seul avec son chien, tue l’animal et prend sa place pour éveiller la passion du vieux solitaire. Un exemple oublié : il est devenu le premier «homme enceint» dans la comédie sociale de Jacques Demy L’Évènement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973). Un autre, mythique : les pas de rumba esquissés par son personnage dans Una giornata particolare (Ettore Scola, 1977), la danse comme seul moyen d’expression possible pour exprimer la douleur et la tragédie de cet homme homosexuel persécuté par le régime fasciste.
Et si Fellini n’a pas fait appel à son Snàporaz (le surnom que le «Maestro» avait trouvé à l’acteur, et qui deviendra le nom du personnage de La città delle donne, en 1980) pour son Casanova (1975), Mastroianni a tout de même livré son interprétation – moderne, forcément – du Don Juan aventurier dans Casanova ’70 (Mario Monicelli, 1973) avant d’enfiler le costume et la perruque de Giacomo Casanova dans La Nuit de Varennes (Ettore Scola, 1982) pour un rôle qui exalte le personnage non plus en tombeur de dames, mais en intellectuel éclairé sur les questions politiques et de condition humaine.
Politique et capitulation
On pourrait arguer que tous ses rôles, de près ou de loin, sont politiques : il y a la figure révolutionnaire qu’il incarne dans I compagni (Mario Monicelli, 1963), celle du journaliste portugais Pereira, qui se soulève contre le régime de Salazar dans Sostiene Pereira (Roberto Faenza, 1995), encore l’écrivain antifasciste Curzio Malaparte dans l’adaptation de son roman La pelle (Liliana Cavani, 1981) ou le terrible Don Gaetano, qui a la mainmise sur le petit monde de la politique italienne, dans Todo modo (Elio Petri, 1976), thriller glacial qui anticipe d’un an l’assassinat d’Aldo Moro, alors Président du Conseil des ministres (et joué dans le film par Gian Maria Volonté) et que Mastroianni considère lui-même comme «un document très important sur (…) les affaires, les scandales, les escroqueries, les sociétés, l’argent» qui régissent l’État au plus haut. Il y a aussi Leo the Last (John Boorman, 1970), son premier rôle en anglais. Mastroianni y joue l’héritier d’un trône déchu qui trompe l’ennui en s’adonnant à sa passion pour l’ornithologie; en observant les oiseaux, Leo est aussi témoin du sort révoltant réservé aux habitants de son quartier de Londres, majoritairement noirs, et entreprend en improbable contestataire de soulever un mouvement pour défendre ses voisins.
Marcello Mastroianni a quitté l’Italie au début des années 1990, après le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière à Venise, en 1990, et après l’entrée tonitruante en politique de Silvio Berlusconi, l’«assassin» du cinéma italien que Fellini et lui critiquaient déjà dans Ginger e Fred (1983). Comme un signe de capitulation pour celui qui a passé la moitié de sa carrière à ouvrir le monde à plus d’humanité, l’autre à fustiger les pires vices des hommes, en équilibre entre son personnage d’émigré candide qui ne désespère pas de trouver fortune aux États-Unis (dans Permette? Rocco Papaleo, d’Ettore Scola, 1973) et celui du psychiatre insidieux et manipulateur, infiniment plus fou que les patientes qu’il prétend vouloir guérir (dans Per le antiche scale, de Mauro Bolognini, 1975). L’un des tout derniers films de Mastroianni, tourné à Paris, s’intitule Trois vies et une seule mort (Raoul Ruiz, 1995), soit le récit d’un homme qui vit plusieurs vies en parallèle, très différentes : pour l’acteur, une déclaration d’amour à son métier, pour l’homme, un résumé de ce que peut exprimer le cinéma. Ça n’a rien d’un effet de mode.
Mastroianni à Villerupt
Cronache di poveri amanti, de Carlo Lizzani (1954).
Le notti bianche, de Luchino Visconti (1957).
La dolce vita, de Federico Fellini (1960).
Il bell’Antonio, de Mauro Bolognini (1961).
Divorzio all’italiana, de Pietro Germi (1961).
8 ½, de Federico Fellini (1963).
I compagni, de Mario Monicelli (1963).
Ieri, oggi e domani, de Vittorio De Sica (1963).
La donna della domenica, de Luigi Comencini (1975).
Fantasma d’amore, de Dino Risi (1981).
Splendor, d’Ettore Scola (1989).
Jusqu’au 11 novembre.