Le Luxembourg et les embouteillages, c’est une vieille histoire… Mais cette fois, on parle de plus de 400 films en attente à l’approche de la réouverture des salles en Europe. Au Grand-Duché, on redouble d’efforts pour que le cinéma national ne se retrouve pas noyé.
Dans la longue bataille pour la réouverture des cinémas, un début d’armistice : plusieurs pays européens seront autorisés à rouvrir leurs salles courant mai, avec des jauges limitées. Une victoire retentissante pour la France, notamment, qui a la meilleure fréquentation d’Europe et un parc, unique sur le continent, de 2 000 cinémas. Au 19 mai, date de la réouverture, les salles obscures de l’Hexagone auront connu 300 jours de fermeture cumulés depuis le premier confinement, en mars 2020. Soit près d’un an. Autant dire que les retrouvailles entre les films et leur public auront tout l’air d’une fête, nonobstant les règles qui seront mises en place.
Mais toute bonne fête qui se respecte n’est jamais à l’abri d’être gâchée. Derrière la liesse générale et le soulagement, tant chez le public que chez les distributeurs et les exploitants de salles, l’embouteillage annoncé ne passe plus inaperçu : les dix mois de fermeture se soldent par près de 450 films en attente et une réunion difficile, mercredi, autour du calendrier de sorties, arbitrée par le CNC. Avec pas moins d’une trentaine déjà prévus pour alimenter les salles le 19 mai. Dont un certain nombre de nouvelles sorties : côté français, la comédie absurde signée Quentin Dupieux Mandibules ou le film de Christophe Barratier Envole-moi, dont le tournage avait été suspendu au premier confinement; côté international, le drame sensible Falling, qui marque les premiers pas derrière la caméra de l’acteur américano-danois Viggo Mortensen. Et certains distributeurs se gardent même le plaisir de revenir au cinéma de patrimoine, comme Carlotta Films, qui proposera À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), dans toute la symbolique qu’un tel film implique… et en espérant qu’il n’augure pas une «nouvelle vague» de la pandémie.
Si le public luxembourgeois a, lui, pu retrouver les salles dès le 13 janvier, le problème de l’embouteillage, par ricochet, se pose aussi. Mais «on y est préparé», assure le responsable des cinémas Kinepolis au Luxembourg, Christophe Eyssartier. De fait, les films qui, le 19 mai, retrouveront le chemin des salles françaises après une première exploitation malchanceuse, stoppée par le deuxième confinement, ont fait leur retour chez nous depuis un certain temps. Forts de leur qualité, puis boostés par leur triomphe aux César, aux Golden Globes ou aux Oscars, Drunk, de Thomas Vinterberg, et Adieu les cons, d’Albert Dupontel, ont souvent trusté les premières places du box-office luxembourgeois de mi-janvier à début avril. Mais à l’approche de la montagne de possibles en termes de programmation, il est temps de passer à autre chose… «On attendait avec impatience l’ouverture des marchés limitrophes pour que l’offre se libère», annonce, confiant, Christophe Eyssartier.
On a la capacité de donner une opportunité à tous les films qui s’annoncent dans les semaines à venir
Mais il y a un hic : au Grand-Duché, les sorties des films non-luxembourgeois sont calquées sur celles des réseaux de distribution du Benelux, la Belgique en particulier. Or en Belgique, comme aux Pays-Bas, les cinémas sont toujours fermés, sans définir précisément un retour aux salles. La prochaine réunion du Conseil national de sécurité belge, le 11 mai, décidera du sort des cinémas. «En toute logique, on ne s’attend pas à une réouverture des salles avant début juin, et il n’est pas impossible que cette date soit décalée», imagine Christophe Eyssartier, avant de tempérer : «Cela dit, la mer devient moins houleuse : les premières sorties, fixées en juin, ne sont plus modifiées. Cela me fait dire que le marché s’attend à une réouverture et qu’il pourra honorer les dates de sortie.»
Et au Luxembourg, on prend déjà les devants avec deux productions de taille qui débarqueront dans les salles obscures du Kirchberg très prochainement : Mortal Kombat et Demon Slayer – The Movie : Mugen Train. Ni plus ni moins que les deux plus gros succès du moment aux États-Unis, obtenus à force de «discussions avec les distributeurs concernés». Le premier arrive au Luxembourg mercredi, le second, le mercredi suivant, «avec des préventes déjà ouvertes». Autrement dit, pile à temps pour accompagner «l’autre bonne nouvelle», selon Christophe Eyssartier, qui se réfère à l’allègement des mesures sanitaires du 16 mai. Jauges augmentées et couvre-feu retardé, tout semble aller dans le sens d’une manœuvre de programmation plutôt large, «quitte à instaurer des séances décalées avec des horaires intermédiaires pour donner un maximum d’opportunités à la planification des films». Car la spécificité du Luxembourg, c’est aussi «le nombre de versions qui jouent» pour chaque film : un problème à prendre en compte lorsque les films arriveront par paquets. Le Luxembourg est peut-être habitué aux embouteillages, mais chez Kinepolis, on l’appréhende avec pas mal d’assurance. «C’est un planning assez complexe, mais on a la capacité de donner une opportunité à tous les films qui s’annoncent dans les semaines à venir.» Ce n’est peut-être pas le cas des salles indépendantes qui, elles, voient d’un autre œil la tornade arriver…
On attend le bon moment pour inviter de nouveau le public à se joindre à nous dans les salles obscures. (…) Mais on est dans les starting-blocks.
Mais l’arrivée dans les cinémas du pays d’une programmation plus riche ne doit pas faire oublier l’autre réel problème : la place du cinéma luxembourgeois dans tout ce bazar. À l’intérieur du Grand-Duché, les productions nationales sont distribuées par les sociétés de production elles-mêmes. Et tout le monde a accordé ses violons. Pour le producteur Paul Thiltges, le raz-de-marée annoncé «ne nous impacte qu’indirectement», annonce-t-il dans un bref échange de SMS. Chez Tarantula, Donato Rotunno refuse de se laisser distraire : «Au fur et à mesure des décisions, on adapte notre stratégie de distribution et on attend le bon moment pour inviter de nouveau le public à se joindre à nous dans les salles obscures. On ne peut pas faire plus. Ça implique un travail de préparation en amont, c’est sûr, mais on est dans les starting-blocks.»
Paul Thiltges, lui, est derrière l’un des évènements de l’année : Bad Luck Banging or Loony Porn, un ovni possédé par une folie dévastatrice incroyable, et qui a décroché l’Ours d’or à Berlin. Pour le moment, le film fait partie des plus de 400 en attente en France et un peu partout. L’Italie l’a programmé dès sa réouverture graduelle des salles, la semaine dernière, et le film s’est d’ores et déjà hissé en cinquième place du box-office. Une belle exposition pour un film distribué sur dix-huit écrans seulement, interdit aux moins de dix-huit ans et dont la radicalité risque de perdre plus d’un spectateur… Mais qu’en sera-t-il ailleurs, pour ce film et les autres coproductions luxembourgeoises? «On va se heurter comme tout le monde aux mêmes questions d’embouteillage, de concurrence accrue, de jauges dans les salles et de dates de réouverture, analyse Donato Rotunno. On est tous logés à la même enseigne, alors il va falloir l’accepter.»
Le cofondateur de Tarantula a, lui, connu une aventure malheureuse liée à la situation sanitaire : l’impossibilité de présenter son nouveau film en tant que réalisateur, Io sto bene, au dernier festival du Film italien de Villerupt, arrêté après six jours à l’automne dernier. Avec ce troisième long métrage, il veut retrouver le chemin des salles et «aller à la rencontre du public, que ce soit au Benelux ou en Italie». Pour cela, «on revoit la stratégie de notre planning», qui n’a pas l’air d’être de tout repos. «On est obligés de s’adapter. Mais c’est une réalité qu’on connaît depuis vingt ans dans l’industrie du cinéma. Le maître-mot, c’est adaptation.»
Le producteur et réalisateur ne cache pas que sa curiosité et son attention quant aux changements qui s’opèrent dans le secteur, couplés au bousculement des habitudes, pourraient voir Tarantula s’aventurer vers le streaming. Pas tout de suite, et probablement pas avec Io sto bene. Mais il en parle comme d’un «élément d’adaptation qui est dans l’air depuis un moment et qu’il va falloir prendre en considération». On pense forcément au triomphe récent de Capitani sur Netflix. Mais rien n’est encore fait, et il faudra laisser d’abord le temps aux (co)productions nationales de se trouver un chemin dans les salles à l’étranger. En tout cas, au Luxembourg, Christophe Eyssartier promet qu’on se serre les coudes : embouteillage ou pas, «il y aura toujours chez nous de la place pour les productions luxembourgeoises! C’est quelque chose qui nous tient réellement à cœur.»
Valentin Maniglia