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[Cinéma] «Les Tourmentés» : qui va à la chasse…


Avec Les Tourmentés, le cinéaste belge Lucas Belvaux adapte son premier roman et livre un anti-film noir, prenant à contresens le récit de chasse à l’homme.

La chasse à l’homme, «c’est un genre en soi», juge Lucas Belvaux. En tout cas, une trame qui peut revêtir autant de formes différentes que de films qui la racontent : voir The Most Dangerous Game (Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932), pionnier du genre, ou le western The Chase (Arthur Penn, 1966), les thrillers Deliverance (John Boorman, 1972) et La Traque (Serge Leroy, 1975), la dystopie Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2000) et jusqu’au film d’action Hard Target (John Woo, 1993).

La marque des grands cinéastes est qu’ils se glissent dans un genre pour en livrer une interprétation de référence ou sa parfaite antithèse – c’est le cas de ceux cités ci-dessus et c’est encore le cas de Lucas Belvaux, qui livre le premier film de non-chasse à l’homme, à travers l’histoire d’un ex-légionnaire qui, pour empocher une belle somme d’argent, accepte de devenir le «gibier» d’une riche veuve passionnée de chasse.

«Raconter une chasse à l’homme, stricto sensu, n’intéressait que moyennement» le réalisateur belge, qui adapte avec Les Tourmentés son premier roman, paru en 2022 et multirécompensé.

«Ce n’est qu’une fois le livre écrit que je me suis dit qu’il y avait de quoi faire un film et que ça m’amuserait de le faire», explique-t-il. C’était presque une évidence, au vu de l’intérêt que porte Lucas Belvaux aux fables morales portées par des personnages transgressifs à la psychologie complexe, après notamment sa trilogie (Un couple épatant, Cavale et Après la vie, 2003) ou Chez nous (2017).

Ce sont par ailleurs eux qui donnent au film son titre : ces «tourmentés» le sont pour des raisons différentes. Skender (Niels Schneider) et Max (Ramzy Bedia), anciens camarades de la Légion étrangère, portent sur eux les cicatrices invisibles des horreurs des conflits – le premier, sorte de superhéros de guerre, a été incapable de se réadapter à la vie civile et vit dans la rue, tandis que le second, désormais employé comme majordome, s’est ouvert à la culture et aux arts au contact de «Madame» (Linh-Dan Pham), sa patronne.

Cette dernière, qui en apparence ne laisse filtrer aucune émotion ni état d’âme, est en fait aussi profondément perturbée par les traumatismes qu’elle garde de son enfance et sur lesquels elle s’est construite.

«Leurs tourments viennent du fait qu’ils n’ont pas été aimés, qu’ils ont connu ce qu’il y a de plus noir dans la vie avant d’en connaître la beauté», résume Lucas Belvaux. Et ils forment en ce sens un «pacte diabolique» : Skender est la proie, Max l’arbitre et «Madame» la chasseuse.

«C’est un film initiatique à l’envers», souligne le réalisateur. «On vit une époque brutale, violente, où « le bruit et la fureur » deviennent le seul horizon, je n’avais pas envie d’en rajouter. C’est comme ça que, de film noir, Les Tourmentés est devenu un film d’apprentissage», «l’histoire d’adultes désespérés qui vont découvrir (…) que la vie mérite toujours d’être vécue», analyse-t-il encore.

Car si la chasse est décidée dans les premières minutes du film, le récit se déroule sur les six mois qui précèdent son ouverture. Chasseuse et proie s’entraînent pour, le moment venu, avoir le meilleur sur l’autre, tandis qu’à l’écran, des fulgurances éclatent qui montrent des fragments du passé des personnages ou de leur hypothétique futur.

Ainsi, passé et avenir sont toujours marqués par la violence, quand le temps présent avance comme une sorte de flottement. Risquant de voir son heure venir, Skender en profite pour vivre sa vie comme il l’entend : à savoir, profiter à bon escient de l’argent avancé par «Madame» afin de se reconnecter avec sa femme et ses enfants.

La noirceur initiale du récit laisse peu à peu place à une luminosité inattendue et Niels Schneider, incarnant ce protagoniste «entre deux mondes», dit avoir été «touché par cet être qui va arriver à surmonter sa violence» et un rôle qui l’a «fortement marqué».

À ses côtés, Ramzy Bedia – qui formait récemment avec Niels Schneider un duo de bandits dans l’excellente minisérie D’argent et de sang (2023) – tient là le meilleur rôle dans une grande composition dramatique, avec ce personnage forcé d’exprimer ses sentiments alors qu’il se l’interdit derrière un visage monolithique.

Pour parachever le casting, Linh-Dan Pham, d’abord définie par l’élégance glaciale de son personnage, est de plus en plus déchirante à mesure que le rôle devient plus physique, tandis que Déborah François, dans le rôle de Manon, la femme de Skender, est la clé qui ouvre le film au réalisme, mais aussi à l’émotion.

Les Tourmentés, que son auteur définit comme «la plus dure de toutes les adaptations» qu’il a faites, a suffisamment de fausses notes pour compter comme l’un de ses films mineurs (notamment un ton sérieux un peu trop lourd). Néanmoins, Lucas Belvaux dessine et soigne ses thématiques avec une finesse remarquable, digne de ses plus grandes œuvres.

Les Tourmentés, de Lucas Belvaux.