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[Cinéma] Les corps constitués de Conann


À 15 ans, Conann est témoin du meurtre de sa mère par la sanguinaire Sanja…

Dans Conann, voyage barbare signé Bertrand Mandico, six actrices jouent l’héroïne à des âges différents. Entre partis pris politiques et considérations esthétiques, le cinéaste et ses muses donnent corps à différentes incarnations de la barbarie.

Aux antipodes du héros de fantasy musclé, popularisé par Arnold Schwarzenegger, la Conann de Bertrand Mandico est guidée par Rainer, le gardien des enfers, au fil de ses vies successives, qui l’ont menée à être reine des barbares pour l’éternité.

Incarnée successivement, de 15 à 55 ans, par Claire Duburcq, Christa Théret, Sandra Parfait, Agata Buzek et Nathalie Richard, puis, devenue reine éternelle, par Françoise Brion, Conann a comme autre différence notable avec le personnage créé par Robert E. Howard son petit «n» en plus, en signe de multiplicité.

Depuis plus d’un quart de siècle, le réalisateur français Bertrand Mandico teste, pratique, invente et (se) réinvente, élargissant toujours plus sa propre définition d’un cinéma baroque et expérimental, détournant allègrement toutes les normes.

Tourbillon infernal au plus profond de la barbarie, Conann vient aujourd’hui clore un triptyque inspiré de Dante, entamé avec les deux précédents longs métrages du Français, Les Garçons sauvages (2017, le «paradis») et After Blue (Paradis sale) (2019, le «purgatoire»).

La reine barbare est, elle, née dans «une expérience théâtrale en préambule du film», «une sorte de laboratoire méta qui nous a permis de travailler sur les personnages, de nous connaître aussi», explique au Quotidien Bertrand Mandico.

«Puissante et redoutable»

La première approche du personnage par l’artiste et ses muses s’est faite au célèbre théâtre des Amandiers de Nanterre, donnant lieu à une pièce – intitulée Conann la barbare – qui «n’était pas une répétition des scènes du film, mais la mise en abyme d’une actrice en train de jouer Conann», poursuit le réalisateur.

Sa seule représentation, en plein confinement et sans public, a été filmée par son metteur en scène. «Jouer Conann, c’était une expérience animale, qu’on a chacune portée avec des corps, des âges et des vécus très différents», assure Claire Duburcq, interprète de Conann à 15 ans. «C’était un vrai engagement», renchérit Sandra Parfait, la Conann de 35 ans.

Claire Duburcq se souvient du «luxe de la répétition au théâtre, dans une forme très libre et performative. Et en travaillant toutes ensemble, on a pu se nourrir du jeu de l’autre.» Le film, entièrement tourné de nuit dans l’usine d’Esch-Schifflange à l’automne 2021, a été une autre aventure pour la jeune actrice et ses collègues : «L’usine, c’est une idée qui ressemblait bien à Bertrand. Quand on s’installe dans le tableau de la barbarie qu’il a créé là-dedans, avec nos costumes, on sent notre corps se transformer, c’est physique.»

Sandra Parfait : «Quand je suis arrivée dans cette usine ouverte et froide, la préparation physique et mentale que j’ai poursuivie après les Amandiers m’a beaucoup aidée. Le corps était prêt, la tête aussi, et je me suis lancée dans le jeu. Pour un tel personnage, c’était nécessaire.»

À 35 ans, Conann est une sorte de guerrière du Bronx, amoureuse de Sanja (Julia Riedler), la reine sanguinaire qui a décapité sa mère devant ses yeux, et contre qui Conann fomentait une vengeance longue de vingt ans.

«C’est l’incarnation la plus romantique» du personnage, insiste Bertrand Mandico, celle qui «tombe amoureuse puis trahit celle qu’elle aime, et comme une façon tordue d’aller au bout de sa vengeance». Son interprète l’a abordée comme «une femme puissante et redoutable – une « femme forte«  dans son univers féminin».

Politique de la trahison

La trahison, moteur du film, est naturellement infligée par Conann à elle-même en vieillissant («elle tue continuellement son passé», glisse Mandico), chaque décennie représentant un autre stade de la barbarie, articulés d’après les «préoccupations – artistiques comprises – et les angoisses» du réalisateur : le traumatisme, la vengeance, l’instinct de survie, la proximité de l’amour et de la mort, puis aussi la montée des fascismes en Europe ou la corruption des artistes.

Et si Bertrand Mandico a «gommé les hommes» de l’univers de Conann, c’est que la barbarie transcende les sexes. Ou, plutôt, que «la barbarie vue à travers le rapport entre les sexes n’est pas le sujet du film. La forme première de la barbarie est la violence faite aux femmes : c’est un gros sujet à lui seul! J’ai voulu m’intéresser à d’autres formes.»

Pour autant, «c’est très important pour moi de proposer aux actrices des rôles atypiques, non stéréotypés et qui correspondent à leur âge», précise celui pour qui Françoise Brion, immense actrice de 90 ans «qui ne tournait plus et ne voulait plus tourner», a accepté de sortir de sa retraite.

Conann évolue ainsi dans un monde «qui a sa propre fluidité», à l’image de la «Conann « iel », la plus abstraite», interprétée à 25 ans par Christa Théret, dit Mandico. Claire Duburcq, qui la joue à 15 ans, lorsqu’elle est témoin du meurtre de sa mère par Sanja, a «l’impression qu’elle n’a encore jamais été femme, voire qu’elle est asexuée. Quand on en parlait avec Bertrand, on n’en parlait pas comme d’une fille ou d’un garçon. C’était une entité, un petit brin d’humain.»

Dans son Bronx où elle fait corps avec la boue, la tôle et le bitume, «Conann 35» a apporté à Sandra Parfait un «regard complètement différent sur la féminité du personnage», en spécifiant toujours que celui-ci n’est «pas réfléchi en termes de genre».

Mais en tuant à chaque décennie celle qu’elle a été, Conann devient terrible, son enveloppe féminine toujours plus appuyée à mesure qu’elle se déshumanise. «Au début, rembobine Sandra Parfait, notre expérience au théâtre était faite de réflexions qui tournaient autour de la barbarie féminine, quelles formes elle prenait… On a approfondi le sujet au premier degré, mais le film m’a ensuite amenée vers une autre approche : si être barbare, c’est chercher un moyen désespéré de soigner sa blessure originelle, alors on l’est tous.»

Claire Duburcq avoue que ce sont les questionnements radicaux de «Conann 55», jouée par Nathalie Richard, auxquels elle s’identifie le plus : «Elle reflète mes angoisses sur l’engagement de l’artiste : dans ce monde tordu, comment rester droit? Et si vieillir, c’est se trahir, doit-on faire tout de suite la paix avec cette idée?»

La forme et le fond

Avec Conann, le cinéaste de 46 ans questionne son «rapport à l’âge, au vieillissement, aux actes menés tout au long de (s)a vie, mais également (s)on rapport au cinéma». En résulte un film à l’ampleur opératique, traversant un siècle d’une grande histoire – «arbitraire», souligne-t-il – de la barbarie, articulé autour de segments qui renouent avec l’effronterie immédiate de ses courts et moyens métrages les plus vicieux (Ultra Pulpe, ou encore les films musicaux Niemand, pour le duo electro Kompromat, et ExtaZus, pour M83), toujours dans l’idée de «dérouter les habitudes».

«Ce sont les décennies qui déclenchent les changements d’actrice et d’atmosphère. Mais ce n’est pas un jeu de piste : ce renouvellement constant, les ruptures de style qui se succèdent, c’est un questionnement sur mon propre cinéma», dit le réalisateur passé au long métrage après vingt ans, durant lesquels il a signé une trentaine de films courts.

Ainsi, «une scène de repas, la chose la plus vue au cinéma, ne m’intéresse que si je peux la recréer dans une disposition cinématographique inédite, afin que la forme fasse corps avec le fond». Celle de Conann, largement transgressive, est mémorable, tant par ce qu’elle montre (la barbare, devenue mécène, s’offre en pâture aux artistes, qui la dévorent allègrement) que par ce qu’elle symbolise (la corruption des artistes, infectés par un rapport vénéneux à l’argent et à l’autre).

Au cours du marathon artistique qui a amené l’équipe de Conann du théâtre des Amandiers aux usines désaffectées d’ArcelorMittal à Esch, Bertrand Mandico a tourné quatre films dans ce monde barbare, dont un sur Rainer, le démon «qui accompagne Conann à travers ses damnations»; un autre projet verra le jour en réalité virtuelle.

Comme elle change de peau selon l’âge, Conann renaît aussi dans tous les formats pour former un vaste projet multimédia, comme rupture ultime dans le parcours de Mandico, et au titre parfaitement trouvé : La Déviante Comédie.

Conann, de Bertrand Mandico.
En salles