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[Cinéma] Leave No Traces : dissection d’un mensonge d’État


Exceptés certains personnages trop caricaturaux, Jan P. Matuszynski ficèle bien son intention et déroule un thriller psychologique à l’atmosphère oppressante. (Photo Łukasz Bąk)

Avec Leave no traces, présenté à la Mostra de Venise en 2021, Jan Matuszynski replonge les spectateurs dans la Pologne des années 80, au cœur du régime du général Jaruzelski.

Varsovie, 12 mai 1983. Dans trois jours, Grzegorz Przemyk fêtera ses 19 ans. Branché littérature et révolté comme tous les jeunes de son âge, il marche dans les pas de sa mère, la poétesse dissidente Barbara Sadowska (1940-86). Dans leur petit appartement, de la cuisine au salon, le moindre espace est occupé. Il y a là des alliés de l’opposition, premiers soutiens de Solidarnosc, et des copains fraîchement diplômés. Après avoir bu un verre ou deux, ceux-ci partent pour une virée en ville, afin de célébrer comme il se doit l’avenir qui leur tend les bras.

Une affaire qui met le régime communiste dans l’embarras 

Un contrôle d’identité plus tard, Grzegorz est embarqué de force par la milice (citoyenne) au commissariat où il est passé à tabac, sous les yeux de son ami Jurek, impuissant. D’abord envoyé dans un hôpital psychiatrique, le jeune homme mourra deux jours plus tard, lors de son opération. L’autopsie ne laisse pas de place au  doute : c’est comme si «un camion lui avait roulé dessus deux fois», explique le médecin légiste. Portée devant la justice, l’affaire met dans l’embarras le régime communiste, qui décide de tout mettre en œuvre pour étouffer le scandale…

C’est une bavure, à la fois simple et insupportable, que raconte ici Jan P. Matuszynski. À l’époque des faits, il n’était pas né, mais pour coller au plus près du fait divers (bien qu’il définisse son film comme une fiction), le réalisateur a pu s’appuyer sur l’enquête détaillée du journaliste polonais Cezary Lazarewicz, publiée en 2016 (Leave No Traces, non traduit en français). Des faits, rien que des faits : voilà la démarche du cinéaste qui évite, avec la distanciation nécessaire, de tomber dans le lyrisme ou le sentimentalisme. Une approche directe, clinique, à l’os, qui s’étale tout de même sur plus de 2 h 30. C’est que dépeindre les rouages d’un État totalitaire et répressif n’est pas une mince affaire.

Un retour en Pologne soviétique

Leave No Traces, présenté au festival de Venise en 2021, ramène dans la Pologne sous contrôle soviétique, au cœur du régime du général Jaruzelski (1981-89), avec ces généraux aux décorations épinglées à la chemise, cette police au-dessus des lois, ce climat paranoïaque entretenu par les surveillances et les dénonciations. Une terrible machine qui aurait pu enterrer facilement le problème, mais en voulant disculper coûte que coûte les forces de l’ordre, elle va faire de ce «détail» une affaire politique et publique. Un obstacle qu’il va donc falloir «discréditer».

Le rapport de force est clairement déséquilibré : d’un côté, il y a Jurek (incarné par Tomasz Zietek), isolé et acculé par sa déposition accablante contre les miliciens, mais aussi la mère de Grzegorz, les opposants au système communiste (appartenant aux syndicats ou à l’Église), quelques incorruptibles (dont un procureur général, mis sur la touche) et les médias internationaux (notamment la BBC et Radio Free Europe), les seuls en mesure d’apporter un éclairage différent de celui relayé par les médias d’État – grâce à leurs appuis, il y aura près de 60 000 personnes à l’enterrement.

Un thriller psychologique à l’atmosphère oppressante

En face, sous l’impulsion du chef des services secrets, Czeslaw Kiszczak, le pouvoir dictatorial balaie d’une main ferme les notions de justice et de vérité, engageant d’énormes moyens humains et opérationnels pour intimider les détracteurs et sauver la réputation de quelques policiers. Tout est autorisé pour empêcher la tenue d’un procès équitable : les écoutes, la pression psychologique, les mensonges, les coups, la corruption, le chantage… Même la famille de Jurek va s’y laisser prendre.

Exceptés certains personnages trop caricaturaux, Jan P. Matuszynski ficèle bien son intention et déroule un thriller psychologique à l’atmosphère oppressante. Dans des couleurs et lumières froides, entre deux rasades de vodka et des cigarettes qui s’enchaînent, le film n’est pas que le témoignage d’un temps révolu. Il porte en lui la dimension universelle sur la violence du pouvoir, quel qu’il soit, et l’impunité dont il jouit toujours. Durant le procès, devant ses parents ou lors de cette éprouvante séance d’identification, Jurek ne cesse de répéter qu’une seule chose : «Je dis juste la vérité!». Hier comme aujourd’hui, ça n’est malheureusement plus suffisant.

Leave No Traces de Jan P. Matuszynski. Avec Tomasz Zietek, Sandra Korzeniak, Mateusz Górski…

Je dis juste la vérité!