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[Cinéma] Le Théorème de Marguerite : formule gagnante


Retrouvez la critique cinéma de la semaine.

Depuis Will Hunting (1997), où Matt Damon, petit génie caché, résout des équations entre deux coups de serpillière, le geste reste plutôt rare et le constat évident : les mathématiques n’emballent toujours pas le cinéma. Il faut reconnaître que faire rêver avec des chiffres et des parenthèses qui s’empilent dans des formules incompréhensibles, ça n’a rien d’une évidence. Mais depuis The Queen’s Gambit, qui a rendu les échecs glamours, tout semble apparemment possible.

C’est ce que s’est peut-être dit la réalisatrice Anna Novion qui, après deux films sur l’émancipation et le besoin de reconnaissance (Les Grandes Personnes et Rendez-vous à Kiruna), en a imaginé un troisième sur les mêmes thèmes, mais avec pour décor l’ENS (École Normale Supérieure), son amphithéâtre, ses tableaux, ses craies et des calculs à n’en plus finir. Au bout, tout de même, une place en compétition officielle à Cannes en 2023 et un César de meilleur jeune espoir féminin pour Ella Rumpf l’année suivante, actrice que les plus physionomistes auront reconnue dans la série Tokyo Vice.

Là, elle incarne Marguerite, 25 ans et en dernière année de thèse consacrée à la Conjecture de Goldbach, un problème labyrinthique jusqu’alors jamais résolu (que l’on n’expliquera pas ici). Elle est à l’école comme à la maison, ne quittant jamais ses confortables chaussons. Grosses lunettes, peu sociable et féminine, elle ne vit que pour la recherche à laquelle elle consacre tout son temps et toute son énergie.

Elle qui est brillante et exigeante, son avenir semble tout tracé, mais avant, elle doit valider son travail devant un parterre de chercheurs. Or, le jour J, tout s’effondre : une erreur fausse toute sa démonstration et bouscule ses certitudes. Si son professeur, directeur de thèse et père par procuration (le sien a disparu au Canada), incarné Jean-Pierre Darroussin, lui dit que les «mathématiques ne doivent souffrir d’aucun sentiment», la jeune femme, anéantie, démissionne et quitte l’ENS pour recommencer à zéro. Sur ce chemin de traverse, de nouvelles expériences, une libération ou mieux, une renaissance car sa passion et son engagement pour les chiffres ne l’ont pas vraiment quittée…

Les mathématiques ne doivent souffrir d’aucun sentiment

Le philosophe Gilles Deleuze disait qu’«un scientifique invente et crée autant qu’un artiste». Avec Le Théorème de Marguerite, Anna Novion prouve que les deux disciplines peuvent s’unir le temps d’un film, à condition de le faire avec subtilité, sans tomber dans la caricature façon Big Bang Theory. Habile (son expérience sur Le Bureau des légendes doit y contribuer), la réalisatrice joue sur deux facettes : d’un côté, elle pénètre avec sa caméra dans le monde de la recherche, ultracompétitif et masculin.

Un univers à part, en décalage, en retrait et en équilibre entre ambition, pression, frustration et solitude. Ce qu’elle dit, c’est qu’être mathématicien, c’est comme entrer en religion : il faut avoir la foi et croire fermement en quelque chose qui, parfois, n’arrive jamais, comme résoudre un problème insoluble. De l’autre, ensuite, elle s’attache à filmer l’extérieur, collée au pas de son héroïne qui va alors s’offrir au monde, se détacher des figures d’autorité, fréquenter les salles clandestines de mah-jong, profiter des nuits avec sa colocataire à fêter et danser, découvrir l’amour aussi.

Si la musique, trop romanesque, et le scénario, trop prévisible car convenu dans ses thématiques (l’affranchissement, le parcours initiatique, l’affirmation identitaire), ne font pas de ce Théorème de Marguerite une œuvre essentielle, il reste touchant et réussi pour plusieurs raisons : déjà par cette capacité à dire que les mathématiques peuvent être ludiques (résoudre des énigmes reste un jeu d’enfant), poétiques et même suaves.

Ensuite, et surtout, par son casting : d’abord Jean-Pierre Darroussin, qui sort de ses rôles habituels de mec sympathique, bienveillant et naïf à travers ce personnage au sang froid. Et, bien sûr, Ella Rumpf qui, sous ses airs empruntés, ses pulls difformes et sa voix éteinte, révèle une personnalité féminine hors norme. Elle fait de sa vulnérabilité une force, fonce, prend des risques, va droit au but, ignore le regard des autres, dit et fait des choses que personne ne s’autorise. Elle est subversive sans le savoir. C’est d’ailleurs ce qui fait tout son charme. Pas besoin d’une longue formule pour le savoir.