Épopée magistrale et ultraréaliste de Steven Spielberg sur le débarquement en Normandie, Saving Private Ryan ressort jeudi au cinéma pour commémorer les 80 ans du D-Day.
Dans son dernier chef-d’œuvre en date, l’autobiographique The Fabelmans (2022), Steven Spielberg reconstituait le tournage d’Escape to Nowhere (1961) au détour d’une séquence fiévreuse, transpirante de passion créative. Ce moyen métrage, le génie précoce l’a réalisé à l’âge de 14 ans, après deux premiers courts : en quarante minutes, le jeune Steve racontait le terrible destin d’une escouade américaine en Afrique de l’Est, prise en embuscade par des troupes nazies. Longtemps avant Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), une séquence de massacre se déroule au son de La Chevauchée des Valkyries et, pour la bataille finale, le cinéaste amateur a fait tourner simultanément six caméras 8mm, empruntées à ses petits copains qui apparaissent devant la caméra. Deux signes, déjà, d’une ambition sans pareil dans sa recherche formelle, une quinzaine d’années avant d’inaugurer l’ère du blockbuster (Jaws, 1975).
Dans cette œuvre de jeunesse, Steven Spielberg posait les bases de ce qui devait devenir l’un des piliers de sa filmographie : Saving Private Ryan (1998), une fresque plus vraie que nature retraçant le périple de huit Rangers débarqués en France, chargés par l’état-major de récupérer derrière les lignes ennemies le simple soldat James Ryan, dont les trois frères viennent de mourir au combat, et le renvoyer auprès de sa famille. À l’occasion, demain, du 80e anniversaire du débarquement allié en Normandie, le film porté par Tom Hanks, Matt Damon, Tom Sizemore ou encore Vin Diesel retrouve le chemin des salles pour une journée seulement, et à juste titre. Si le film est resté dans les esprits comme une pierre angulaire du film de guerre et du cinéma américain à grand spectacle, c’est pour sa vision sans concessions du conflit, qui fait de Saving Private Ryan une expérience de cinéma pure… et dure.
Réalisme terrifiant
Et ce, dès les 24 minutes éprouvantes qui ouvrent le film : le débarquement, qui signe le début de la bataille de Normandie, y est mis en scène de la manière la plus frontale possible, loin des récits héroïques longtemps servis par Hollywood. Dans les films américains d’après-guerre, «le réalisme n’avait aucune importance. Mais, depuis le Vietnam, seul le réalisme compte», rappelait ainsi Spielberg à l’époque de la sortie de son film. Sur un budget total de près de 70 millions de dollars, douze millions ont servi à la seule reconstitution du «D-Day», qui a en outre nécessité plus de 1 000 figurants, dont un quart de véritables soldats de l’armée. Tournée sur les côtes irlandaises, la scène n’épargne rien au spectateur, des dizaines de soldats américains éliminés avant d’avoir pu tirer le moindre coup de feu, aux viscères, membres arrachés et autres restes humains déchiquetés jonchant les plages de Normandie.
J’ai plus assumé le rôle d’un photographe de guerre que d’un artiste
De la même manière qu’il l’avait fait avec Schindler’s List (1993), le réalisateur a opté pour une approche documentaire de la fiction. Inspiré par les photos de Robert Capa et les images tournées en Normandie ce fameux 6 juin 1944 par des cinéastes participant à l’effort de guerre comme John Ford ou George Stevens, il filme caméra à la main et selon les contraintes techniques de l’époque, pour un résultat terrifiant de réalisme. «Je voulais parvenir à la réalité (et) que les spectateurs (…) participent physiquement à l’expérience de ces soldats», avait déclaré Spielberg, assurant avoir «plus assumé le rôle d’un photographe de guerre que d’un artiste».
Caractère antimilitariste
Pour les huit acteurs, six jours d’entraînement militaire ont servi à la préparation des rôles. Entre des courses nocturnes avec 40 kg d’équipement sur le dos, des conditions de vie précaires et l’intransigeance extrême de leur instructeur (l’ex-Marine Dale Dye, qui tient aussi un petit rôle dans le film), qui les a poussés aux limites de leur endurance, les acteurs ont tous choisi de se rebeller… sauf un : Tom Hanks, que Spielberg voyait comme «l’anti-John Wayne». «Ils voulaient tous partir et j’ai dit non», s’était souvenu l’acteur dans les pages du magazine Empire, en 1998. «Nous étions tous épuisés, nous voulions tous partir, et là, ce mec qui est une superstar (…) vote pour que l’on reste. C’est à ce moment-là qu’on l’a adopté comme notre capitaine», observait à ses côtés Vin Diesel, avant que le «capitaine» reprenne : «On dormait peu, on s’inquiétait de tomber malade et de se blesser, mais on ne s’est jamais inquiété du fait que ces six jours seraient ceux qui auraient le plus de sens. C’étaient nos répétitions.» Et le prix à payer pour porter le poids et la responsabilité de la mémoire des plus de 135 000 GI morts au combat entre le 6 juin 1944 et le Jour de la Victoire, le 8 mai suivant.
Matt Damon, le soldat Ryan du titre, a lui échappé au camp d’entraînement. Mais son arrivée tardive dans le film n’élude en rien la puissance du morceau de bravoure final, dans lequel il est cette fois au centre. Soit encore trente minutes d’un combat sans merci, pour empêcher une division blindée allemande de s’emparer d’un pont. «Un plan tourné le matin comprenait quinze explosions, huit cascadeurs, des centaines de munitions tirées et, en plus de tout ça, il ne fallait pas rater sa réplique», racontait-il à Empire. Un dernier carnage qui finit de donner au film son caractère antimilitariste, laissant le soin au spectateur de considérer par lui-même si une vie sauvée vaut toutes celles qui ont été perdues. Une question philosophique qui sera posée à nouveau dans les projets portés par Hanks et Spielberg (en tant que producteurs) qui ont fait suite au film, les séries Band of Brothers (2001), The Pacific (2010) et Masters of the Air (2024).
Saving Private Ryan,
de Steven Spielberg.
Demain, à 16 h 30 et 20 h
(Kinepolis Kirchberg et Belval).