Avec Tarika, en salle aujourd’hui, le Bulgare Milko Lazarov fait cohabiter fantastique et réalisme politique dans une œuvre à l’extraordinaire beauté plastique.
Comme le précédent, Ága (2018), le troisième et nouveau film de Milko Lazarov prend pour titre le nom de son héroïne. Mais alors que la première, fille d’un couple nomade de Sibérie ayant fui vers le «monde moderne», existe surtout par le vide qu’elle laisse dans la vie de ses parents, Tarika cristallise malgré elle la précarité de l’équilibre trompeusement pacifique de sa petite communauté de la Bulgarie rurale.
«Je suis de plus en plus attiré par l’imperceptible. Le visible m’ennuie, tandis que l’invisible me captive», reconnaissait le mois dernier Milko Lazarov dans un entretien au site spécialisé Cineuropa, dans la foulée des premières projections du film, d’abord au BFI London Film Festival, puis au festival CinÉast, à Luxembourg. Donc, comme son précédent film, et Alienation (2013) avant lui, Tarika combine des «éléments de mysticisme» ouvrant vers le fantastique et la critique plus terre-à-terre – sinon urgente – du populisme d’extrême droite comme phénomène social et politique propre à notre époque.
Tarika (Vesela Valcheva, épatante dans son premier rôle, du haut de ses treize ans) vit avec son père et sa grand-mère dans une hutte isolée, à proximité de la frontière avec la Grèce, mais loin du village. Atteinte, comme sa mère décédée, d’une malformation osseuse appelée «ailes de papillon», l’adolescente, source de superstitions de la part des villageois, ne peut compter que sur le soutien inconditionnel de son père, Ali (Zachary Baharov), qui tente de faire subsister le foyer en partageant son temps entre la ferme familiale et la mine. Lorsque le village fait face à une épidémie qui décime les animaux, à l’assèchement de la rivière et à d’autres drames qui frappent la communauté, Tarika, tenue pour responsable, devient la cible des habitants.
Dès le début du projet (…), nous voulions créer le mythe d’une fille magique
La motivation première de Milko Lazarov derrière ce film coproduit au Luxembourg (Amour Fou) a été sa propre «curiosité» qui l’a amené à tenter de «répondre à des questions auxquelles il est difficile de répondre». «La justice corrompue a provoqué le besoin d’exprimer l’humanité – à la fois l’humanité collective et l’humain en chacun de nous. L’art est un puissant allié de la beauté et de la justice», analyse-t-il sur le site du magazine américain Variety. Son art à lui est d’intégrer les idées reçues et les grands classiques du langage cinématographique pour mieux les déjouer.
Ainsi, si l’affection (fictive) dont est atteinte la jeune héroïne pouvait ouvrir la voie à un récit sur le passage à l’âge adulte, elle déclenche plutôt une révision contemporaine des contes et légendes du folklore paysan. Le réalisateur est formel : «Dès le début du projet (…), nous voulions créer le mythe d’une fille magique», glisse celui qui, en 2009, a «voyagé en Colombie pour un documentaire sur le livre» de Gabriel García Márquez Cent ans de solitude, pierre angulaire du «réalisme magique». Et le mythe, on le sait, est toujours un formidable cheval de Troie lorsqu’il faut discuter de problématiques actuelles.
Filmé en 35 mm, avec la photographie éblouissante de Kaloyan Bozhilov – fidèle collaborateur du réalisateur – qui bannit la lumière artificielle et oscille entre la vastitude des décors naturels et le cadre resserré pour mieux déchiffrer le visage de la jeune héroïne, Tarika réinvente, en même temps que le mythe, les lieux communs et idées reçues que l’on prête vulgairement au cinéma d’Europe de l’Est.
La lenteur de l’intrigue, la valeur contemplative de l’image, les touches de magie du scénario et les dialogues, rares autant qu’évocateurs, forment tous ensemble un environnement abstrait que Lazarov résume à son «envie de transcender le quotidien». Mais qui est propice, surtout, aux observations politiques qu’il distille, par exemple à travers le personnage du maire populiste du village, qui entend «protéger l’Europe» des migrants en faisant construire un mur surmonté de barbelés. Selon le cinéaste, le mur est «une métaphore» de l’allure du monde : «Après l’ère de la mondialisation économique vient celle du contrôle des esprits (…) « Diviser pour mieux régner ».»
La brutalité de ce réalisme-là tranche avec la délicatesse propre au reste du film (dont le personnage du père, homme juste et droit guidé par l’amour), mais Milko Lazarov y voit la nécessité d’apporter de la «densité» à ce récit finalement très actuel, quitte à «compromettre», le temps d’une scène, son «artisanat». Sans rien enlever à son optimisme, certes libre d’interprétation, baigné de l’espoir de refaire de l’esprit humain un «territoire libre».