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[Cinéma] Le Quatrième Mur : Antigone s’en va-t-en guerre


Retrouvez la critique cinéma de la semaine.

Barbe naissante, teint cuivré et chemise en jean : il a tout de Bob Morane, l’aventurier-justicier, la boucle d’oreille en plus. En mission, Laurent Lafitte, alias Georges, est pourtant aussi à son aise qu’un poisson hors de l’eau, et ses airs de baroudeur se dégonflent vite quand il arrive au Liban en 1983, pays déchiré, dévasté et morcelé par une guerre civile. Il n’y comprend rien, mais il a une excuse : ce n’était pas son idée de venir, mais celle d’un vieil ami, Samuel, un metteur en scène pacifique rongé par un cancer qui lui passe alors son obsession : celle d’aller monter Antigone à Beyrouth avec les communautés locales. Si la pièce originale de Jean Anouilh, créée en 1944, symbolisait la résistance face à l’occupant allemand, celle-ci a une valeur utopique : montrer que le théâtre (et par extension, l’art) peut éteindre les conflits et, l’espace de deux petites heures, célébrer la fraternité. C’est beau, mais c’est fragile.

Voilà donc le challenge : réussir à convaincre puis réunir une troupe issue de différents camps politiques comme religieux (Palestiniens, Druzes, juifs, chrétiens…), et jouer sur une scène décrépite située pile sur la ligne de démarcation, là où les mitraillettes claquent et les bombes explosent. Compliqué mais Georges a plusieurs alliés : d’abord son guide, Marwan (Simon Abkarian), à la voiture criblée de balles malgré les mouchoirs blancs accrochés aux portières en guise de paix. Il connaît le terrain et les haines intestines. Ensuite son cœur, puisqu’il tombe amoureux… d’Antigone (Manal Issa). Mais une fois tout en place, il se rend compte que son entreprise est dérisoire, surtout quand l’invasion israélienne la rend plus périlleuse encore. Il va alors découvrir, à ses dépens, ce qu’est vraiment la guerre, jusqu’à y prendre part en s’accrochant toutefois à un maigre espoir : qu’elle ne finisse pas comme une tragédie.

Il faut que cette pièce existe, que l’on existe!

À l’origine du récit, il y a le roman de Sorj Chalandon (2013), né de sa propre expérience en tant que reporter de guerre. Honoré du Goncourt des lycéens, adapté en BD et à différentes reprises au théâtre, il n’avait jamais connu les honneurs du grand écran. C’est chose faite grâce à David Oelhoffen, candidat idéal au vu de sa filmographie qui mélange virilité, loyauté et moments d’Histoire (Les Derniers Hommes sur l’Indochine ou encore Loin des hommes sur l’Algérie). Ici, le réalisateur n’a pas la volonté, ni la prétention, de vouloir raconter une guerre aux implications complexes, ayant causé la mort de plus de 20 000 personnes au début des années 1980. «C’est le Liban qui tire sur le Liban», résume l’un des personnages, un pays où «l’ennemi» est partout. Histoire de garder une certaine réserve et un mystère, les passages en arabe ne sont pas sous-titrés, laissant Laurent Lafitte comme un garçon, perdu dans un monde trop grand pour lui.

Malgré un casting bien senti, c’est par l’acteur et son alter ego que tous les messages du film passent : celui, candide, d’imaginer que le théâtre peut être plus fort que la guerre (bien que l’imagination et l’art sont importants à la transformation du monde). Celui, encore, de l’engagement, lui, l’ancien militant d’extrême gauche qui a fait une promesse et s’y tient coûte que coûte. Lui, aussi, prisonnier de la confiance que lui ont donnée ses comédiens, qui lui rappellent qu’«il faut que cette pièce existe, que l’on existe!». Celui, enfin, qui explique le choix du titre, le «quatrième mur» étant cette barrière fictive qui sépare la scène du public. Georges, progressivement impliqué dans le conflit, va la franchir, passant du statut de simple spectateur à celui d’acteur. À ce jeu, Laurent Lafitte aimante la caméra, avec son visage marqué par la fatigue, la peur, les larmes et les blessures.

Fruit d’une collaboration avec le Luxembourg, Le Quatrième Mur a bénéficié de l’expertise d’Amour Fou, et d’un duo derrière la bande originale : Tom Gatti et Jérôme Reuter (qui fête cette année les vingt ans de son projet ROME). Ensemble, ils développent un son minimaliste sous tension, qui colle bien à l’ambiance et aux drames propres aux luttes armées (comme la découverte du massacre des camps de Sabra et de Chatila). Finalement, le seul bémol à avancer serait cette volonté de favoriser l’intime et le romanesque, coupant le rythme comme les intentions de départ du film, jusque-là bien maîtrisés. On ne pourra pas en vouloir à David Oelhoffen, qui s’est sûrement dit que l’actualité du moment parlerait pour ses choix et ses envies de fiction. À Beyrouth, en effet, la guerre ne s’est jamais vraiment arrêtée. Les tragédies, cycliques, se répètent inlassablement, et le réel, lui, est toujours aussi insupportable de brutalité.