Une «mémoire» longue de cinquante ans : La Fourchette à gauche, de Donato Rotunno, retrace l’histoire du Circolo Eugenio Curiel, lieu d’activisme, de culture et de cuisine à l’italienne, récemment détruit et en attente d’une seconde vie.
L’année 2024 a commencé avec la destruction, en janvier, du Circolo Eugenio Curiel, haut lieu de culture, de gastronomie et d’activisme politique porté cinquante ans durant par la communauté italienne dans ce petit bâtiment du 107, route d’Esch, à Hollerich.
Elle se termine avec la sortie en salles, mercredi prochain, de La Fourchette à gauche, un concentré de la «mémoire» du lieu raconté par ceux qui l’ont vécu, à commencer par son réalisateur, Donato Rotunno.
«Pendant de longues années, ma présence au Curiel a pris différentes formes», se souvient ce dernier : on le connaît comme cinéaste et producteur pour la société Tarantula, on sait moins que, dès la fin des années 1980, et surtout durant les deux décennies suivantes, il y était très actif «auprès des jeunes» des milieux associatifs ou comme «membre du comité politique du CLAE».
Le réalisateur y aura ensuite projeté nombre de ses documentaires, sans besoin de souligner le lien évident entre le lieu et sa sensibilité artistique : André et les voix dissidentes (1999) faisait le portrait de l’ex-député communiste André Hoffmann au moment de la fondation du nouveau parti déi Lenk, Terra mia terra nostra (2012), qui questionne sous l’angle autobiographique les problématiques liées aux parcours migratoires…
Fondé en 1971, le Circolo Curiel, à l’origine un simple local au rez-de-chaussée de cette maison encore occupée à l’étage par sa propriétaire âgée, accueillait le siège luxembourgeois du Parti communiste italien (PCI), à l’époque l’un des deux partis politiques majeurs de la Botte.
En 1983, cinq ans après le rachat du bâtiment par ses membres, le café se transforme en trattoria et accueille bientôt, à l’étage, une librairie italienne. Jusqu’à la fin, le restaurant sera resté la principale vitrine de l’endroit, notamment grâce à ses plats signature : «saltimbocca», polenta, foie de veau à la vénitienne et «garganelli»… Donato Rotunno souligne le caractère «unique» du lieu, «né de l’engagement politique pur, naturellement élargi à la culture, et qui s’articulait tout entier autour de la cuisine».
«Les trois « C » – communisme, culture, cuisine – ont été les moteurs de sa longévité», résume-t-il.
«Contrebande d’idées»
La Fourchette à gauche se place à la fois «dans la continuité» de ses films précédents et marque un retour aux sources. Surtout, le réalisateur de 58 ans a vu dans ce projet l’occasion de rendre un «double hommage», d’abord «à tous ces gens qui sont passés par là, qui y ont milité, qui y ont mangé, qui y ont grandi, qui s’y sont engueulés», puis par l’existence même du film comme seule «trace de cinquante ans d’histoire».
Donato Rotunno le reconnaît, «le film est basé sur la parole». Une «parole libérée», qui conjure le manque d’archives iconographiques par des «procédés de fiction» – lui parle d’ailleurs d’un «documentaire de création», en opposition au documentaire de reportage.
«L’âme du projet, c’est cette mémoire faillible que chacun des interlocuteurs pouvait offrir en hommage au lieu. Ce stratagème narratif est nourri par l’émotion, les souvenirs du passé et les questionnements du présent pour s’ouvrir sur le futur.»
Ainsi, le film invite politiques synthétisant tous les courants de la gauche (Corinne Cahen, Claude Turmes, Mars Di Bartolomeo), activistes (le militant écolo Luc Koedinger) et personnalités du monde culturel (l’ancien directeur du Mudam Enrico Lunghi, le directeur artistique du LuxFilmFest, Alexis Juncosa, l’écrivain Remo Ceccarelli), côte à côte avec celles et ceux qui ont fait vivre le Circolo Curiel pendant cinq décennies, à partager leurs souvenirs d’un lieu «où l’on faisait de la contrebande d’idées».
En moins d’une heure vingt, l’ensemble, avec son côté puzzle mêlant faits historiques et récits subjectifs, joue la confusion contrôlée – un peu, en fait, comme dans une conversation à table entre Italiens.
Pour parvenir à retranscrire cet «aspect imparfait du souvenir», le processus a été rigoureux, avec des choix de mise en scène auxquels se sont soumis tous les participants. Il y a une grande frise chronologique, qui a été «la première approche des invités» afin que chacun se replonge dans ses propres souvenirs du lieu, puis ce petit montage d’archives, que le spectateur ne verra jamais, projeté à chaque interlocuteur avant les entretiens.
Enfin et surtout, les personnes interrogées sont placées dans un décor de studio créant l’illusion, elle aussi «pas exactement fidèle», de l’intérieur du Curiel. Tout cela a servi à encourager le récit intime individuel, pour tisser dans le film fini un regard empreint d’émotion sur le rôle qu’a joué le Circolo dans «l’évolution du pays au niveau politique et culturel».
Pour observer aussi la place d’un tel lieu dans un Grand-Duché qui, en cinquante ans, a connu des crises politiques, un monde culturel à inventer, sa spéculation immobilière qui fout tout en l’air… Et Donato Rotunno de prévenir : «Ce n’est pas un film militant, c’est un film qui questionne les formes que peut prendre l’engagement.» Avec le constat que la meilleure façon de faire de la politique, c’est à table.
Avec la chute du rideau de fer et la fin du PCI en 1991, la «radicalité politique» n’est plus à l’ordre du jour au Curiel, mais l’endroit reste «un lieu d’échange» de grande importance autour de la culture, grâce à sa bibliothèque et sa vidéothèque qui attirent intellectuels, écrivains et cinéastes italiens de passage dans le coin.
À force de discussions, et avec Luxembourg comme capitale européenne de la culture en 1995, le Circolo Curiel s’est mué en «centre de réflexion sur l’évolution du pays». Et l’engagement politique stricto sensu d’être cantonné en cuisine, où Marilena, première cheffe de la trattoria, sa sœur Renata et d’autres, toutes «très politisées», restent les dernières porteuses d’une vie militante.
Tristes destins
L’esprit chaleureux et faussement nostalgique du film est mis à mal par son réalisateur lorsqu’il filme la destruction du Circolo Curiel avec des images brutes et impressionnantes, plaçant des caméras à l’intérieur du bâtiment tandis que les bulldozers font leur affaire.
Une fois que l’on a plongé dans le passé et été témoin du présent, il ne reste plus qu’à envisager le futur. Celui du Curiel est actuellement en (re)construction, avec un nouveau bâtiment et des travaux qui devraient prendre deux à trois ans. L’avenir du lieu restera «lié à la culture, c’est évident. Pour le reste, on verra bien», se résume à dire Donato Rotunno, qui veut malgré tout voir «l’espoir d’une continuité».
S’il s’est rendu à Rome, dans les archives du PCI, lors de la préparation du projet, le film, lui, ne quitte Luxembourg que brièvement pour se rendre à Zurich, où le Coopi, un restaurant coopératif similaire au Curiel, a lui récemment fermé définitivement après 117 ans d’existence – même triste destin pour d’autres centres à Liège ou Hambourg.
Si le cas luxembourgeois, loin d’être isolé, est malgré tout unique, c’est par la force de ses membres qui ont pu en devenir propriétaires. Une valeur pas très communiste, on en conviendra, mais sur laquelle l’engagement prend le pas. Et «l’engagement, rappelle Donato Rotunno, tient toujours à des exemples de personnes qui ont envie de faire avancer les choses». Voilà l’ADN du Curiel.
La Fourchette à gauche, de Donato Rotunno.
Sortie le 20 novembre.
Le film sera ensuite présenté à travers les salles du Luxembourg, accompagné par Donato Rotunno et des membres du Circolo Curiel.