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[Cinéma] «Langue étrangère», quand le désir a le Rhin solide


Claire Burger réinterprète l’amitié franco-allemande avec Langue étrangère, drame sensible et politique porté par un splendide duo d’actrices débutantes.

Il est communément accepté que l’amitié franco-allemande, née sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, reste aujourd’hui encore le moteur de l’Europe. Outre les bonnes relations diplomatiques et les traités ayant aidé à les entériner, le rapprochement entre les deux pays s’est traduit notamment par des jumelages (de villes, d’écoles…), la création d’une chaîne de télé (ARTE) et une journée franco-allemande (le 22 janvier).

Au fil du temps, on constate néanmoins que de moins en moins de jeunes Français apprennent la langue allemande – et inversement. D’où le titre, aux sens multiples, du troisième long métrage de Claire Burger; la rencontre entre Fanny (Lilith Grasmug) et Lena (Josefa Heinsius), deux correspondantes d’un côté et de l’autre du Rhin. Un échange linguistique qui va conditionner le présent et remettre en perspective le futur de la Française timide et de l’Allemande forte tête.

La réalisatrice née il y a 46 ans à Forbach, en Moselle, assure avoir voulu, avec ce film, brosser «le portrait d’une jeunesse européenne» : «Je me suis nourrie de mes souvenirs d’adolescente lors de mes séjours à l’étranger, en essayant de les réactualiser (…) avec une réflexion sur ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui : la guerre à nos portes, la crise climatique, la montée du populisme, l’ère de la post-vérité…»

J’avais envie de parler du rapport à l’autre (…), de cette minuscule frontière entre les uns et les autres

Alors que l’équilibre politico-social de l’Europe est largement fragilisé, Claire Burger, dans un scénario fort et sensible (coécrit avec la réalisatrice Léa Mysius), passe en revue des thèmes d’actualité sans ignorer leur complexité, les regardant à hauteur d’ados rêveuses mais avisées. «Enfant, j’ai grandi dans l’idéologie du couple franco-allemand (…) Pour la plupart des gens, l’Europe, c’est quelque chose d’un peu abstrait, mais pour moi c’était très réel. J’avais envie d’incarner ça», martèle celle qui a «voulu jouer le jeu du film biculturel jusqu’au bout», tournant en France avec une équipe française et en Allemagne avec une équipe allemande.

Lumineux sans pour autant être solaire, Langue étrangère dissèque en deux temps la rencontre entre les héroïnes – la méfiance initiale laissant place à l’amitié et au désir –, remaniant à sa sauce le procédé narratif de La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013). D’abord, direction Leipzig, bastion historique de la gauche dans un Land, la Saxe, aujourd’hui rattrapé par la montée de l’extrême droite : pour se faire accepter par cette correspondante engagée, révoltée et qui n’a pas vraiment envie de l’intégrer à sa famille de gauchistes écolos, Fanny fait son intéressante.

À son âge, 17 ans, on se construit, on se cherche encore, au point, parfois, de se perdre. Et de s’inventer une sœur «black bloc», d’embellir une réalité plutôt sombre à son avantage, pour plaire à Lena, à qui les engagements et l’envie de lutte radicale confèrent une aura imposante devant laquelle la Française veut être à la hauteur.

Dans ce film qui «se divise en deux parties, en deux pays», la dynamique dramatique s’inverse lorsque Lena débarque à son tour chez sa correspondante, à Strasbourg. Un double symbole «parce que c’est la ville du Parlement européen et que j’y ai fait une partie de mes études», glisse Claire Burger.

Aussi parce que, malgré la proximité quasi poreuse avec le voisin allemand, on y vit et pense à la française, avec une distance et une austérité qui cachent une forme de honte – des fissures que les mères des héroïnes, l’Allemande Susanne (Nina Hoss) et la Française Antonia (Chiara Mastroianni), personnages aussi graves qu’émouvants, ont léguées en héritage à leurs filles.

Les luttes et le climat général délétère se rejoignent (les affrontements entre néonazis et antifas à Leipzig, la manifestation contre la réforme des retraites à Strasbourg) tandis que la «zone grise» dans laquelle s’embourbe Fanny est prête à voler en éclats. La langue étrangère du titre, bien plus que l’allemand ou le français, bien plus encore que sa «dimension érotique», est bien le mensonge.

Claire Burger : «Dans « langue étrangère », j’entends d’abord plutôt un mot très doux qui désigne une partie du corps. Le mot « étrangère » désigne quelque chose d’extérieur à soi, une part d’inconnu. J’avais envie de parler du rapport à l’autre dans l’impossibilité de le rencontrer ou de totalement le comprendre, et de cette minuscule frontière entre les uns et les autres qui peut se déplacer, notamment à l’adolescence.»

Elle le fait avec beaucoup de tact et de sensibilité, voguant sur les eaux du naturalisme sans jamais s’interdire de rêver, avec en haut de l’affiche un splendide duo de débutantes.

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