En supprimant un film en compétition et trois courts métrages russes de sa programmation, le Luxembourg City Film Festival prend position sur la guerre en Ukraine, et pour son ouverture, déplace le débat loin du grand écran.
«C’est dur…» Dans un souffle lourd qui en dit long, Alexis Juncosa, directeur artistique du Luxembourg City Film Festival, imaginait une autre entame pour ce rendez-vous qui, comme d’autres, a déjà pris du plomb dans l’aile avec la crise sanitaire. Rappelons qu’en 2020, la manifestation s’est terminée en queue de poisson, alors que le covid s’invitait insidieusement en Europe. Rebelote en 2021, avec une édition hybride, en partie virtuelle. Et aujourd’hui, alors que les masques tombent doucement et que les distanciations, comme les mesures, s’assouplissent, voilà qu’arrive la guerre en Ukraine, avec son lot de soutiens mais aussi de condamnations, visant en premier lieu les artistes russes.
Non, le Luxembourg n’échappe pas au mouvement général, qui frappe tous azimuts et aveuglement. L’information est ainsi tombée sous la forme d’un communiqué laconique daté du 1er mars : deux jours avant son démarrage, le festival a retiré de sa programmation le film russe Gerda de Natalya Kudryashova, en compétition officielle, et trois courts métrages tournés vers le jeune public – en l’occurrence Blanket de Marina Moshkova, Le Roi et la poire de Nastia Voronina et La Princesse aux grandes jambes d’Anastasia Zhakulina. Depuis, les réseaux sociaux s’affolent et dans une frénésie propre au débat numérique, chacun prend position : certains y voient un geste fort et nécessaire, d’autres une décision qui met de l’huile sur le feu, visant des artistes innocents.
«Être Russe est-il un crime aujourd’hui?», peut-on ainsi régulièrement lire en ligne. Déi Lénk, elle, préfère une approche plus piquante, s’étant adressée ce jeudi au gouvernement, par voix écrite, pour lui demander si on a encore le droit de lire Tolstoï, condamnant au passage une résolution qui se trompe de responsables. Des réactions en chaîne qui embarrassent Alexis Juncosa, impuissant. «Bien sûr, on est tous d’accord sur le fond, même s’il y a aura toujours débat sur la question.» Avec son équipe, il choisit la neutralité – «on reste à notre place», et ce, pour une simple et bonne raison : «Ce n’est pas une décision prise par la coordination du festival, mais bien par son conseil d’administration et le gouvernement.»
Le gouvernement et la ville optent pour le retrait
Replaçons alors le problème dans son contexte : le week-end des 26 et 27 février, l’académie ukrainienne du cinéma avait appelé au boycott international de l’industrie cinématographique russe. Certains poids lourds et vitrines du 7e art y ont répondu favorablement, à l’instar du festival de Cannes qui, en mai prochain, n’accueillera aucune délégation russe, et n’acceptera pas la présence «de la moindre instance liée au gouvernement russe». D’autres, au format plus modeste (Glasgow, Stockholm), ont fait de même. Mais comment le sujet est-il donc arrivé sur la table à Luxembourg?
Toujours pas le biais de l’académie ukrainienne du cinéma, qui a appelé son homologue grand-ducal, la Filmakademie, relayant la demande auprès du conseil d’administration du festival qui planchait à ce moment sur un simple «dossier administratif». Georges Santer, en sa qualité de président du LuxFilmFest, évoque alors une discussion «très animée». Il raconte : «C’est un sujet qui peut vite virer à la controverse. C’était le cas! Dans la conversation, certains se demandaient pourquoi il fallait punir les artistes russes, qui sont souvent critiques à l’égard du pouvoir.»
Se rangeant derrière la politique de sanction de l’Union européenne et incompétent pour «prendre seul une telle décision», le CA s’est du coup tourné vers le gouvernement et la Ville de Luxembourg, les deux partenaires institutionnels officiels du festival, aptes en la matière. Georges Santer énonce : «Le LuxFilmFest n’est pas totalement indépendant, avec deux piliers publics qui assurent le financement : soit le ministère de la Culture et la Ville.» Après consultation des instances (avec Lydie Polfer et Sam Tanson dans la boucle) et une précision d’importance («le gouvernement luxembourgeois n’a exercé aucune pression!»), la décision est tombée : «Aller dans la voie du retrait.»
La liberté d’expression contre la raison d’État
Un choix qui, outre son urgence critiquable, met l’ancien diplomate dans un équilibre délicat : «On se sent pris entre le marteau et l’enclume! Quelle que soit la décision que vous prenez dans un domaine aussi sensible, vous aurez des gens qui vous ne suivront pas.» Lui-même reconnaît une certaine schizophrénie quand il s’agit de donner son avis : «Si je parle en tant qu’homme, je pense aux artistes, à la liberté d’expression, au danger de la censure… Le diplomate que j’étais, lui, évoque un cas de force majeur, dangereux. L’autonomie qui est la nôtre doit alors se plier à la raison d’État.»
Concrètement, la principale justification d’interdire le film Gerda tient au fait qu’il ait été cofinancé par Central Partnership, société russe de distribution et de production, acquise en 2014 par la société gazière russe Gazprom, aujourd’hui dans le collimateur. D’autres, secondaires, animent aussi la controverse, comme celle du risque de récompenser, à la fin du festival, un film russe, alors que la guerre fait des ravages. «Ça mettrait en effet le Luxembourg dans l’embarras», réagit Georges Santer, qui pense également au jury de «renommée internationale», qui doit «être devant une situation claire».
Un imbroglio qui attriste Alexis Juncosa, cinéphile avant tout : «Imaginez que l’on a retenu Gerda parmi 800 films visionnés. Forcément, on le porte dans notre cœur!». Alors oui, il se dit déçu de ne pas pouvoir accueillir sa réalisatrice et partagé à l’idée que le LuxFilmFest 2022 ne devienne une tribune politique. «On ne va pas y échapper, lâche-t-il. C’est une situation ambivalente : un tel festival a dans son ADN même la volonté de soulever des débats de société, avec des œuvres qui ont des choses à dire. Mais il doit aussi servir de refuge, de bulle protectrice, afin d’oublier, grâce au cinéma, ce qu’on a pris dans la figure depuis deux ans.»
L’équipe du film ukrainien sur le champ de bataille
D’ailleurs, le Luxembourg City Film Festival n’a jamais caché son côté «engagé», comme en témoigne, en 2019, l’invitation du cinéaste «social» Mike Leigh (ou cette année, Panah Panahi et Elia Suleiman), et par le passé, un regard tourné vers les pays ou régions en crise : la Grèce, l’Iran ou la Palestine détaille le directeur artistique qui appuie, définitif : «On parle du monde tel qu’il est, dans ce qu’il a de beau et de compliqué.»
Mais la fiction sur grand écran devient désormais réalité avec cet autre film, également en compétition : Reflection de l’Ukrainien Valentyn Vasyanovych, «œuvre qui parle de la Crimée et anticipe les évènements que l’on connaît aujourd’hui». Le réalisateur et son équipe ne seront pas présents au Luxembourg ces prochains jours. Et pour cause : «Une partie du casting est actuellement sur le champ de bataille, les armes à la main à défendre son pays et ses proches». De quoi quand même relativiser, selon lui, sur «la légitimité ou non d’une œuvre».