Le triplé de Nomadland, Anthony Hopkins créant la surprise, lots de consolation pour Mank : la 93e cérémonie des Oscars, réinventée à la suite de la pandémie, a joué la carte de l’inattendu. Mais l’audace était plutôt prévisible…
Depuis environ six semaines, les cinémas rouvrent massivement aux États-Unis, la Californie ayant emboîté le pas de l’est du pays, à Chicago en particulier, où l’on a commencé à faire revenir les spectateurs dans les salles obscures dès janvier, puis à Philadelphie, Washington et New York. Dans le «Golden State», c’est une réouverture à haute portée symbolique qui continue de s’effectuer aujourd’hui. Une renaissance du paradis du cinéma. Même si le tribut à payer est lourd : à Los Angeles, sur plus d’une centaine de cinémas ouverts avant la pandémie, plus de la moitié a rouvert avec une capacité limitée à 50%, tandis que beaucoup d’autres ferment. C’est le cas des chaînes Pacific Theatres et ArcLight Cinemas, soit environ 300 écrans dans toute la Californie, la majorité se situant à l’intérieur du comté de Los Angeles. Dont le Cinerama Dome, qui ne pourra plus faire briller de mille feux son célèbre logo bleu et rouge, mille fois immortalisé à la télévision et au cinéma, récemment dans Once Upon a Time in… Hollywood (Quentin Tarantino, 2019). L’usine à rêves bascule définitivement dans le «monde d’après».
Le triomphe du film indépendant
On attendait des Oscars qu’ils soient eux aussi, de manière plus positive, vecteurs de ce changement. La grand-messe hollywoodienne était annoncée comme révolutionnaire et, de bien des façons, elle s’est révélée à la hauteur de ses ambitions. D’abord parce qu’elle a vu un triomphe absolu du cinéma indépendant américain, mené par le film de Chloé Zhao Nomadland, qui a amplement mérité ses trois statuettes dans les catégories reines (meilleur film, meilleure réalisation, meilleure actrice pour Frances McDormand). Une grande victoire accompagnée, avec deux Oscars chacun, par le film franco-britannique The Father, premier coup de maître de Florian Zeller (meilleur scénario adapté et meilleur acteur pour Anthony Hopkins, grandiose), l’époustouflant Judas and the Black Messiah, de Shaka King (meilleure chanson originale et meilleur acteur dans un second rôle pour Daniel Kaluuya et son interprétation explosive du leader des Black Panthers de Chicago Fred Hampton), ou encore le très attendu Sound of Metal (meilleur montage, meilleur son).
Cette 93e cérémonie a aussi été celle du changement sur scène, aux yeux de tout Hollywood. Pas seulement parce que les mesures sanitaires ont eu pour effet l’investissement en comité réduit de l’Union Station plutôt que de l’énorme et habituel Dolby Theatre, mais parce que ces Oscars étaient placés sous le signe de la diversité, de la communion, de la reconstruction. Avec un élan de renouveau qui s’est vu dans les films récompensés et l’importance de cet art, populaire par excellence, dans des thématiques sociales qui s’ouvrent enfin après quatre ans d’errance «trumpiste». Si Hollywood a bien l’ambition d’aider l’Amérique à corriger son histoire (et l’on est en droit d’espérer que cela dure), les gagnants, eux, ont montré leur détermination, les yeux tournés vers le futur, pour que cela se réalise. Avec la récompense qui déroule le tapis rouge du tabou au «mainstream» : les oubliés de la crise et les modes de vie alternatifs (Nomadland), les violences policières (Two Distant Strangers), les handicaps et maladies (Sound of Metal, The Father), l’immigration (Minari). Sans oublier les films inextricablement liés aux mouvements #MeToo et Black Lives Matter (Promising Young Woman, Judas and the Black Messiah).
La déception luxembourgeoise
Sans limite de temps dans les discours, trop souvent interrompus par les fameux violons, la cérémonie s’en est aussi trouvée plus libre. Avec cela de juste que, encore une fois, l’humain a pris le pas sur la revendication. À l’uppercut qu’ont été les mots de Daniel Kaluuya, à la fois très personnels et très militants, ont répondu l’appel à la résilience de Chloé Zhao ou la conscience sociale et l’humanisme de Tyler Perry (venu récupérer un Oscar d’honneur). Mais le discours de Thomas Vinterberg, qui a partagé devant la salle de l’Union Station le décès tragique de sa fille, quatre jours après le début du tournage de Drunk, dans lequel elle devait jouer, ou celui, exquis, de l’actrice vétérane du cinéma sud-coréen Youn Yuh-jung, avaient eux aussi leur mot à dire sur la capacité pour un artiste à construire, à partir de l’intime, un film aux préoccupations universelles et contemporaines.
Mais les Oscars ne seraient pas ce qu’ils sont sans leur lot de déception. Et ce jeu-là, le Luxembourg fait figure d’injuste oublié. Malgré trois nominations pour deux coproductions, 2021 ne sera pas l’année où l’on ramènera des statuettes au Grand-Duché. Et c’est assez injuste. Difficile de croire que Wolfwalkers eût pu créer l’exploit d’être sacré meilleur film d’animation devant Soul, ou que Collective eut coiffé au poteau Drunk comme meilleur film en langue étrangère, dans des catégories peu enclines à la surprise et indépendamment de la haute qualité des œuvres. Mais oublier le film d’Alexander Nanau dans la catégorie documentaire est pratiquement contre la volonté de l’Académie de réagir à nos temps difficiles et, disons-le clairement, scandaleux. Et quand le monde et l’industrie du cinéma font face à une pandémie dévastatrice, récompenser un film-enquête sur les failles d’un système de santé gangrené par la corruption – un sujet qui devait pourtant parler aux Américains – aurait été la meilleure chose à faire. Meilleure, en tout cas, que de donner l’Oscar à un film sans intérêt (My Octopus Teacher), qui dissimule la pauvreté de son propos comme de sa technique derrière une étiquette trop facile de film «contemplatif».
On peut toujours y aller de son propre commentaire sur le palmarès, mais force est de constater que même l’audace de mettre à l’honneur les femmes et les minorités faisait partie du plan. En partie à cause du Covid, qui a redistribué les cartes dans toute l’industrie, cela va de soi. Mais aussi parce que le triomphe spectaculaire de Parasite, l’année dernière, avait amorcé ce changement. La seule véritable surprise, finalement, aura été l’Oscar pour Anthony Hopkins, quand tout le monde donnait comme gagnant Chadwick Boseman (pour Ma Rainey’s Black Bottom), décédé en août dernier, à 43 ans. Dans Mank, David Fincher présente Hollywood comme une machine politique bien huilée, opposée à toute forme de rupture. Et Hollywood n’aime pas que l’on montre ses travers, ce qui explique aussi que Mank, sur dix nominations, ne soit rentré qu’avec deux récompenses techniques (meilleurs décors, meilleure cinématographie). On peut alors se demander si l’usine à rêves, dans toute sa bonne volonté, continuera à fixer et ajuster ses propres règles au fur et à mesure qu’elle décide de faire un pas en avant. Réponse l’année prochaine. Mais la révolution, elle, ne sera pas télévisée.
Valentin Maniglia
Les principales récompenses
Meilleur film
Nomadland, de Chloé Zhao
Meilleure réalisation
Chloé Zhao pour Nomadland
Meilleure actrice
Frances McDormand pour Nomadland
Meilleur acteur
Anthony Hopkins pour The Father
Meilleure actrice dans un second rôle
Youn Yuh-jung pour Minari
Meilleur acteur dans un second rôle
Daniel Kaluuya pour Judas and the Black Messiah
Meilleur scénario original
Emerald Fennell pour Promising Young Woman
Meilleur scénario adapté
Florian Zeller et Christopher Hampton pour The Father
Meilleure cinématographie
Erik Messerschmidt pour Mank
Meilleur film d’animation
Soul, de Pete Docter et Kemp Powers