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[Cinéma] «La Prisonnière de Bordeaux» : Patricia Mazuy transcende les classes


La Prisonnière de Bordeaux, a une nouvelle fois tout de l’expérience cinématographique déstabilisante et hypnotique. (Photo : rectangle productions/piceyes)

Deux femmes, l’une riche, l’autre pauvre, se rencontrent au parloir de la prison, où sont détenus leurs maris. Patricia Mazuy filme une amitié temporaire et tumultueuse dans La Prisonnière de Bordeaux, en salles aujourd’hui.

Parce qu’elle est rare (cinq films seulement après Saint-Cyr, son deuxième long métrage, qui l’avait révélée en 2000), parce qu’elle est hors des clous, Patricia Mazuy est rarement citée quand on en vient à égrener les auteur(e)s français(e)s marquant(e)s du cinéma contemporain. Mais les récents souvenirs qu’elle nous a laissés n’ont pas pu nous faire oublier son regard de metteuse en scène si particulier. Soit Paul Sanchez est revenu! (2018), thriller motivé par les ficelles de la comédie qui s’imaginait une suite à l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès, et, à plus forte raison encore, Bowling Saturne (2022), à la fois film noir, film de malédiction et drame familial sur la violence patriarcale, que la cinéaste scrute avec une froideur clinique et, pour le public, un sens aigu de l’inconfort.

Son nouveau film, La Prisonnière de Bordeaux, a une nouvelle fois tout de l’expérience cinématographique déstabilisante et hypnotique, à la croisée des genres et avec une liberté de ton qui manque franchement dans le paysage actuel. Dont le film s’amuse un peu, avec un concept de départ qui présente Isabelle Huppert en bourgeoise déprimée par la vacuité de son existence et Hafsia Herzi en jeune mère de banlieue surmenée; les deux opposés s’attirent immédiatement quand elles se rencontrent dans la salle d’attente du parloir de la prison de Bordeaux, où sont enfermés leurs maris respectifs.

«Je n’avais jamais réalisé un film aussi ténu, psychologique et féminin», admet Patricia Mazuy dans le dossier de presse. «Une maison, deux femmes qui discutent, un arrière-plan social (…) J’avais peur de ça et en même temps, c’est toujours bien d’aller là où on n’a jamais été.» Le décor est planté : Alma est touchée par Mina, lui propose de s’installer avec ses deux enfants dans son hôtel particulier «trop grand» pour elle, lui trouve un job à la blanchisserie… C’est une «métaphore renversée de l’amour, les dames dehors, les maris en prison», glisse la cinéaste, chacune cherchant à se libérer des poids qui les enferment elles aussi.

«Cela m’était aussi étranger que d’aller tourner au Pôle Nord»

Au départ, donc, il n’y a pas grand-chose de la poésie punk signée Mazuy. Elle-même l’admet, elle «ne connaissai(t) pas vraiment ni la grande bourgeoisie de province, ni la banlieue dans leur « intime », dans leur chair». «Filmer Alma et Mina, cette ville, Bordeaux… cela m’était aussi étranger que d’aller tourner au Pôle Nord.» La réalisatrice a hérité en 2019 d’un scénario écrit sept ans plus tôt : «L’idée vient au départ, en 2012, de Pierre Courrège.

Le film devait à l’origine être le sien. Son intention était de réaliser un film social sur (…) celles qui, épouses, sœurs, mères ou filles de détenus, passent une partie de leur vie à la prison, et donc aussi beaucoup de leur temps à côté, dans un train, nulle part…» Pour écrire le scénario, Courrège s’est associé à l’écrivain François Bégaudeau – qui le reprendra à son tour avec Patricia Mazuy. Du script d’origine, il reste «les deux personnages féminins, la riche et la pauvre, la blanche et l’arabe», et quelques idées de «dialogues forts et même drôles, irrigués par les rapports de classe».

Je n’avais jamais réalisé un film aussi ténu, psychologique et féminin

C’est justement sur la bipolarité du duo principal que reposent tous les enjeux du film, en premier lieu celui d’une amitié aussi sincère que temporaire. Il y a ici les deux extrêmes du cinéma français d’auteur : les histoires de bourgeois racontées avec de grands mots, des images et des décor somptueux, et les récits de la France périphérique, du cinéma social où prime le réalisme.

Des vieux canons auxquels Mazuy tord le cou, multipliant les inspirations – du thriller au mélodrame, de la comédie de mœurs au film d’horreur, jusqu’au western, à l’image du blues obsédant qui ouvre et clôt le film – comme autant de fausses pistes qui, en même temps qu’elles confondent le spectateur, sont aussi un moteur de tension dans les dynamiques entre les deux «codétenues», ainsi qu’elles aiment à se définir. On ne sait d’ailleurs jamais qui, d’Alma ou de Mina, est véritablement «la prisonnière de Bordeaux» – et «c’est toute la question!», s’exclame la cinéaste.

Mais derrière le mépris de classe (notamment exploré au détour d’une scène de fête à l’humour acide, quelque part entre Buñuel, la comédie italienne et Get Out) et le déterminisme social, Patricia Mazuy raconte finalement «une histoire de libération réciproque» quoique tumultueuse, portée par deux actrices immenses qui revisitent avec brio les archétypes qui leur collent à la peau (voir Merci pour le chocolat pour Huppert, La Graine et le Mulet pour Herzi). «C’est la première fois qu’avec un de mes films (…) j’ai cherché à travailler l’émotion comme une matière, juge en conclusion Patricia Mazuy. Explorer la douceur. Je n’avais jamais fait ça, et c’est grâce à Isabelle et Hafsia qu’on a creusé ce champ-là.»

La Prisonnière de Bordeaux, de Patricia Mazuy.

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