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[Cinéma] «Kill the Jockey» : les mondes de Remo


Pour reprendre le contrôle de son existence, le jockey Remo devra «mourir et renaître».

Luis Ortega lâche la bride à Nahuel Pérez Biscayart dans Kill the Jockey, une histoire de renaissance identitaire qui convoque à Buenos Aires le noir surréaliste de David Lynch et la poésie absurde d’Aki Kaurismäki.

Sa présence caméléonienne enveloppant tous les plans du film, Remo Manfredini (Nahuel Pérez Biscayart) est, dans sa première moitié, camouflé sous sa tenue de jockey : bombe noire et blanche, lunettes de protection et gilet noirs, culotte argentée bien ajustée, la cravache comme prolongation de la main.

Pourtant, celui qui est défini par ses pairs et ses patrons comme un prodige de la course n’est jamais montré très brillant. On le voit monter à deux reprises : au galop de départ de la première course, Remo valdingue en saltos arrière avant de s’écraser au sol; plus tard, Mishima, sa précieuse monture, pourtant en tête de la course, fait une sortie de route catastrophique qui envoie le jockey à l’hôpital.

C’est le monde surréaliste de Kill the Jockey, cinquième long métrage de l’Argentin Luis Ortega (déjà remarqué pour son précédent film en 2018, El Ángel, l’histoire vraie d’un tueur en série adolescent dans les Buenos Aires des années 1970).

Le métier du protagoniste est un peu plus qu’un élément absurde de ce film mené au rythme d’une pop electro des années 1980 : c’est la porte d’entrée au changement d’identité profond que Remo va entreprendre après son accident de course.

Rendu hagard par son addiction au mélange de calmant pour chevaux, whisky et fumée de cigarette (dans le même verre), le jockey perd la confiance de ses propriétaires, un clan de vieillards mafieux et, pire encore, d’Abril (Úrsula Corberó), sa petite amie et rivale dans l’hippodrome.

S’il veut sortir de leur relation toxique et regagner son amour, Remo devra «mourir et renaître», lui dit Abril. Pour reprendre le contrôle de son existence et échapper à ces étrangers gangsters qui se baladent en permanence avec un bébé dans les bras, la transformation dans laquelle il s’engagera, radicale, lui permettra de comprendre qui il est réellement.

Luis Ortega se souvient de la rencontre qui a «déclenché» chez lui «l’idée du film» : «J’ai rencontré ce type dans la rue, habillé à moitié en femme, à moitié en homme. Il avait une chaussure à talons hauts, un sac à main et un long manteau, entrait dans des boutiques et disait : « Je ne pèse rien. Je n’existe pas, mais ils me suivent »», racontait-il à Cineuropa en marge du festival de Venise 2024, où Kill the Jockey était en compétition.

Le réalisateur a souvent recroisé le curieux vagabond, au point de lui proposer de jouer dans un film. «Il a répondu : « C’est un boulot stupide »», s’est esclaffé Luis Ortega. «Il n’y avait qu’une seule autre personne à qui je pouvais demander» : Nahuel Pérez Biscayart, son ami d’enfance et, selon lui, «le meilleur acteur au monde».

«C’est le seul réalisateur avec qui j’ai collaboré plus d’une fois», a expliqué pour sa part le comédien polyglotte, notamment connu pour ses rôles en français dans 120 Battements par minute (Robin Campillo, 2017) et Au revoir là-haut (Albert Dupontel, 2017).

«J’ai choisi Nahuel Pérez Biscayart à cause de sa nature curieuse, et du fait qu’il est à l’aise avec son ignorance (…), ce mystère qui donne une lueur fantastique à tout», écrit Luis Ortega dans ses notes de production. À en juger par la performance de l’acteur, qui oscille entre l’absence totale et la surexcitation, en passant par des séquences dansées toutes en sensualité, leur association est gage de qualité.

Kill the Jockey évoque les films noirs surréalistes de David Lynch (Blue Velvet, 1986; Wild at Heart, 1990). Mais cet étrange long métrage, avec ses gags visuels, son humour décalé et sa poésie absurde, se rapproche plus volontiers du cinéma d’Aki Kaurismäki, un «héros» absolu pour le réalisateur.

Au point d’embaucher, pour ce film, le directeur de la photographie attitré du maître finlandais, Timo Salminen, dont on retrouve l’esthétique qui «n’a pas l’air artificielle, mais qui n’est pas exactement naturelle». «Il n’y a rien de plus étrange que ce qui est naturel, mais on y est habitué», juge ainsi Luis Ortega, qui vogue avec l’aide du chef opérateur de champs-contrechamps faussement symétriques et bourrés de tension à de lents panoramiques au charme «beau bizarre».

L’écrin parfait pour ce récit d’identités tourmentées et à la recherche de liberté – que Remo pourrait trouver en fin de compte sur son cheval, dans une troisième et dernière course, la plus exubérante, qui rejoue les duels des westerns à sa manière : absurde.

Kill the Jockey, de Luis Ortega.