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[Cinéma] Jia Zhang-Ke, le maître du temps


Ce dixième long-métrage raconte ainsi une épopée amoureuse contrariée dans la Chine du début des années 2000 mais c'est une excuse pour mener une réflexion sur ce qu'est le cinéma. (Photo : dr)

Depuis plus de vingt ans, Jia Zhang-Ke raconte les mutations de la Chine sur plusieurs décennies. C’est encore le cas avec son dernier film, Caught by the Tides, avec lequel il revisite même son oeuvre.

Il a montré l’explosion de la société chinoise au contact de l’argent : le cinéaste Jia Zhang-Ke se voit en «témoin» des bouleversements de son pays et entend bien continuer à tourner, même si certains de ses films sont bannis en Chine. Entre le sort des populations déplacées par l’énorme barrage des Trois Gorges du Yangtsé (Still Life, 2006), celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture (24 City, 2008) ou le désœuvrement des jeunes (Plaisirs inconnus, 2002), Jia Zhang-Ke peint un tableau de la Chine bien éloigné de l’image idyllique qu’aime en donner le Parti communiste au pouvoir.

«L’Histoire ne doit pas être le monopole de certains organismes, ni être seulement confiée aux historiens. N’importe qui peut s’en emparer», déclare-t-il. Dans un pays où le récit historique est étroitement contrôlé par l’Etat-Parti, le réalisateur s’est penché sur les 40 années de réformes qui ont vu la Chine passer du sous-développement au rang de deuxième puissance économique mondiale, avec l’apparition de la course au profit, des licenciements, des inégalités, de la corruption.

«Pendant toutes ces années, je sentais que si nous avions la chance de faire entendre la voix de ceux qui ont subi ces bouleversements, le film permettrait d’éliminer les idées toutes faites», explique-t-il , lui qui compte à son actif quatorze films. Parallèlement, l’ère des réformes s’est accompagnée d’une ouverture sur le monde, une période «enthousiasmante» pour laquelle Jia Zhang-Ke confie une certaine «nostalgie».

«À partir de 1979, on a pu commencer à lire de la littérature et de la philosophie occidentales», se souvient le cinéaste, qui avait neuf ans à l’époque. «Les grandes transformations du pays se mélangent avec mon évolution individuelle». À son panthéon personnel : des cinéastes français comme Renoir, Bresson, Melville, Leos Carax ou Claire Denis, et des actrices comme Juliette Binoche ou Isabelle Huppert.

N’importe qui peut s’emparer de l’Histoire

Dans ce sens, le cinéaste ne croit pas au «choc des civilisations» entre Orient et Occident. «Je pense que c’est une invention de la guerre froide. Ce genre de discours a exagéré les différences entre Est et Ouest», analyse-t-il. «Je ne ressens pas de conflit culturel et je comprends beaucoup de choses sur le reste du monde. C’est pour ça que les films que je fais sur la Chine peuvent être compris par la grande majorité des gens».

Certaines de ses œuvres n’ont en revanche guère été comprises à domicile et le sulfureux A Touch of Sin, entre meurtres et suicide, n’a pas obtenu de visa d’exploitation. «Le sort de mes films n’est pas important. Ce qui compte c’est d’avoir conservé mes idées et ma voix», relativise-t-il. «Dans la culture chinoise, il y a une tradition de responsabilité face à l’Histoire. J’y crois beaucoup», assure celui qui révère le philosophe Dai Zhen (1724-1777), réhabilitateur de l’émotion individuelle. Si l’ère des grands bouleversements est passée pour la Chine, «toutes les époques m’attirent, pas seulement en tant que réalisateur mais en tant que témoin», assure Jia Zhang-Ke.

L’époque actuelle, avec l’émergence de l’intelligence artificielle, est porteuse «de nombreuses possibilités mais aussi d’un risque d’énormes destructions», redoute-t-il. «Nous les Chinois, nous attendons l’arrivée de cette nouvelle civilisation avec une grande anxiété», confie le cinéaste, qui a quand même de tourné grâce à l’IA un court-métrage de six minutes avec une startup chinoise. Enraciné dans sa terre du Shanxi (nord de la Chine), Jia Zhang-Ke n’en rêve pas moins de tourner à l’étranger : il planche sur un projet de film en Argentine qui raconterait l’histoire d’un émigré chinois dans les années 1960.

Caught by the Tides : magistrale épopée rétrospective

Que se passe-t-il lorsqu’un réalisateur agrège 25 ans d’images tournées pour réaliser un nouveau film? C’est l’expérience menée par Jia Zhang-Ke avec Caught by the Tides, en compétition au festival de Cannes l’année dernière. C’est pendant la pandémie, privé de tournages, que le réalisateur a décidé «de revisiter tout son matériel cinématographique pour l’assembler», a-t-il expliqué. «Et pendant le montage, j’ai réalisé que je devais considérer toutes les images que j’avais comme un matériau possible» pour créer une toute nouvelle histoire, a-t-il ajouté.

Ce dixième long-métrage raconte ainsi une épopée amoureuse contrariée dans la Chine du début des années 2000 mais c’est une excuse pour mener une réflexion sur ce qu’est le cinéma, le temps qui passe et les changements qui ont secoué son pays. L’histoire commence dans la ville de Datong (nord de la Chine) où Qiaoqiao, interprétée par l’épouse et muse du réalisateur, Zhao Tao, et Bin (Li Zhubin) vivent un amour fragile. Quand Bin disparaît pour tenter sa chance dans une autre province, Qiaoqiao décide de partir à sa recherche.

Le réalisateur a puisé dans plus de deux décennies d’images tournées pour ses neuf précédents films, parmi lesquels A Touch of Sin (prix du meilleur scénario à Cannes en 2013) et Still Life (Lion d’or à Venise en 2006), pour explorer son pays et livrer un film de près de deux heures, pauvre en dialogue mais fourmillant de chansons et de plans larges. Il y montre la vraie transformation physique des acteurs qui lui ont été fidèles pendant deux décennies, tout particulièrement son épouse.

On découvre aussi dans le film la pandémie vécue avec force contrôles ou la fête chinoise dans tous ses états, avec chant, danse et chorégraphie. «D’un côté, ce film représente une rétrospective et une reconstitution de mes impressions passées. Et en même temps, je pense que c’est un tournant pour tous. J’ai l’impression que le monde a été divisé en un avant et un après les années 2000», a précisé le réalisateur de 53 ans.

Caught by the Tides, de Jia Zhang-Ke.