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[Cinéma] Jerry Seinfeld paye son goûter


(Photo : afp)

Humoriste de légende et star de la sitcom qui porte son nom, Jerry Seinfeld passe à 70 ans à la réalisation avec Unfrosted, le rêve d’un vieux gamin qui parodie l’histoire.

Au cours de son demi-siècle de carrière, Jerry Seinfeld s’est fait l’hilarant spécialiste de deux sujets du quotidien en particulier, qui le hantent depuis ses débuts : la voiture et les céréales du petit-déjeuner.

La première, son «objet préféré», a été discutée et analysée sous toutes ses coutures, depuis l’un de ses tout premiers sketches («Je ne sais pas pourquoi les chiens en voiture sortent leur tête de la fenêtre. Je crois qu’ils se disent : « Si je pouvais courir aussi vite, je serais le roi des chiens. »») jusqu’au matériel plus récent («Je pensais avoir installé Uber sur mon téléphone pour pouvoir me déplacer, puis j’ai commencé à me demander : « Si je dois prendre mon portable avec moi pour utiliser Uber, c’est peut-être parce que le téléphone m’utilise moi pour pouvoir se déplacer… »»). Entre 2012 et 2019, Seinfeld a animé le talk-show Comedians in Cars Getting Coffee. Le concept est dans le titre : on y a vu Jim Carrey dans une Countach, Eddie Murphy dans une Porsche Carrera GT, Steve Martin dans une Mustang de 1966… pour des discussions informelles autour du métier de comique et de ce qui les fait – ou pas – rire.

De la même manière, Unfrosted, son premier long métrage (visible depuis le 3 mai sur Netflix), qui raconte la création au début des années 1960 des biscuits Pop-Tarts, est l’aboutissement en comédie d’une longue passion pour les céréales et le petit-déjeuner, autre thème sur lequel l’humoriste est intarissable. Dans Seinfeld (1989-1998), la sitcom mythique dans laquelle il met en scène une version (à peine?) exagérée de lui-même, il y a toujours un bol de céréales à portée de main dans l’appartement de Jerry… et une douzaine de boîtes en réserve dans la cuisine.

Au milieu des années 1970, le jeune Jerry Seinfeld remarquait déjà sur scène : «L’image sur les boîtes de céréales est toujours parfaite. Et pour une raison qui m’échappe, il est toujours écrit à côté : « Suggestion de présentation » (…) Du genre : « On conseille le lait, dans un bol, avec une cuillère. Mais que ce soit clair, on ne fait que le conseiller. Si quelqu’un se blesse, ce ne sera pas notre faute. »» Quant aux fameuses galettes rectangulaires fourrées de Kellogg’s, elles aussi ont eu droit – beaucoup plus récemment – à leur sketch dédié : «Je ne sais pas combien de temps il a fallu pour inventer les Pop-Tarts, mais ils ont dû sortir du laboratoire comme Moïse avec les deux tablettes des dix commandements : « Les Pop-Tarts sont là. Deux dans un paquet, deux fentes dans le grille-pain : voyons si vous vous ratez. »»

Dans le même sketch, que Jerry Seinfeld a intégré à sa routine sur scène vers 2014 (et compilé avec l’intégralité de ses textes de stand-up dans le recueil Is This Anything?, publié en 2020), il imaginait la ville de Battle Creek, Michigan (où Kellogg’s a son siège social) comme «un genre de Silicon Valley de la céréale, remplie de super scientifiques du petit-déjeuner travaillant sur des rectangles glacés au sucre, fourrés aux fruits et prêts à chauffer». Et, à 70 ans (il les a fêtés le 29 avril), fait ses premiers pas de réalisateur en mettant en scène le vieux rêve du gamin fan de Superman et d’en-cas sucrés qu’il a, au fond de lui, toujours été. Battle Creek comme décor de cinéma, lui en «mastermind» et acteur principal d’une «all-American story» joliment parodiée.

Méchants génies et méchants stupides

Dans une récente interview au New Yorker, Jerry Seinfeld avait assuré avoir suivi «la réalité de l’histoire, (qu’il a) toujours adorée». Une course à la céréale entre Post et Kellogg’s, entreprises rivales et voisines : «Post est le premier à avoir eu l’idée. Kellogg’s en a eu vent (et a) flippé, explique-t-il. « On doit faire la même chose qu’eux. On doit y arriver avant eux. On doit le faire meilleur qu’eux. » Et c’est ce qu’on a voulu raconter (…) C’est les États-Unis contre les Soviets. Il faut envoyer un homme sur la Lune.»

Dans cette version cartoonesque de l’histoire, on croise certes John F. Kennedy (Bill Burr, autre génie comique en activité), Nikita Khrouchtchev (Dean Norris, Hank de Breaking Bad), Andy Warhol (Dan Levy)… mais aussi les deux publicitaires de la série Mad Men (Jon Hamm et John Slattery), la mascotte des céréales Frosties, Tony le Tigre (Hugh Grant en roue libre), ou encore un entrepreneur du sucre aux airs de chef de cartel appelé «El Sucre» (Felix Solis).

Mais le rôle principal de ce joyeux cirque échoue (forcément) à Jerry Seinfeld lui-même, qui forme avec Melissa McCarthy et Jim Gaffigan un trio de copains semblable à celui de sa sitcom culte (avec Jason Alexander dans le rôle de George Costanza et Julia-Louis Dreyfus dans celui d’Elaine Benes) : des Américains misanthropes, cyniques et exécrables, qui n’apprennent aucune leçon et ont peu de morale. Alors que la bande de copains de Seinfeld était plutôt un produit du système, les protagonistes d’Unfrosted sont d’authentiques incarnations du capitalisme florissant et sans limites.

Car Kellogg’s, que leurs personnages représentent, est le méchant génie de l’histoire – selon la tradition comique, Post, en contrepartie, est le méchant stupide. Et de même que Seinfeld s’autodéfinissait comme «a show about nothing», dans lequel on passe des épisodes entiers à faire la queue au restaurant ou au cinéma, à chercher sa voiture dans un parking souterrain ou encore à étouffer ses pulsions sexuelles, Unfrosted fabrique un film à partir de «rien», un aliment à la fois iconique et insignifiant, dans le but de croquer une nouvelle galerie de personnages tordus à l’intérieur d’un monde (et d’une époque) où tout est permis.

Le personnage de Hugh Grant – qui, pour compléter l’analogie, est au trio de tête ce que Kramer (Michael Richards) était aux copains de Seinfeld, à savoir le copain gênant, peu fiable et complètement allumé – finit même par mener la révolte des mascottes. Et envahit les bureaux de Kellogg’s façon assaut du Capitole, en costume de tigre et orné, bien entendu, d’un casque à cornes.

«Apolitiquement» incorrect

Loin d’être le seul anachronisme du film, ce gag, clin d’œil loufoque à un traumatisme récent de l’histoire américaine, montre aussi Seinfeld riant… de la politique actuelle? Parmi les meilleurs épisodes de Seinfeld, celui du restaurant chinois, ou celui dans lequel Kramer lance un business de sans-abri roulant des pousse-pousse («De toute façon, ils sont déjà dehors…») peuvent effectivement être vus d’un nouvel œil aujourd’hui. La référence à l’assaut du 6 janvier 2021 reste néanmoins une grande première pour ce maître de l’humour resté cynique mais jamais vulgaire, devenu une légende de la comédie grâce à son observation absurde et effrontée des petites choses de la vie – bref, strictement apolitique.

Pour le côté plus ouvertement féroce, il fallait plutôt regarder du côté de chez son vieux copain Larry David, le cocréateur de Seinfeld, qui a poursuivi le travail en solo avec Curb Your Enthusiasm (2000-2024). Exemple : dans un fameux épisode, Palestinian Chicken, Larry fréquente un restaurant palestinien qui sert un poulet divin, en faisant profil bas sur sa judéité; parce qu’il s’est fâché avec un ami ayant refusé de retirer sa kippa avant d’entrer au restaurant, Larry est finalement accueilli dans l’établissement en véritable icône pro-palestinienne.

Jerry Seinfeld avait bien invité le président Obama (alors encore en fonction) dans Comedians in Cars…, et s’était déjà amusé du procès d’O. J. Simpson (alors encore en cours) dans un épisode de Seinfeld. Mais depuis les attaques du Hamas le 7 octobre dernier, il est devenu, beaucoup plus sérieusement, l’une des voix du soutien américain à Israël; son épouse, Jessica, a récemment contribué à financer une «contre-manifestation» pro-israélienne à l’université de Los Angeles, vite devenue violente. Et, dimanche, l’humoriste, invité par la prestigieuse université Duke à donner un discours aux diplômés, a vu des dizaines d’étudiants quitter le lieu au chant de «Free Palestine».

Regrettant dans les pages du New Yorker que les gens «ont toujours besoin (de comédie). Ils en ont terriblement besoin et n’en ont pas», Jerry Seinfeld présume : «C’est le résultat de l’extrême gauche et de ces bêtises de politiquement correct, les gens ont tellement peur d’offenser d’autres gens.» Mais, toujours selon lui, avec l’âge, «tout fout le camp, tout se détériore»… La comédie (de haute qualité) reste sa planche de salut, et on lui promet qu’elle n’est pas près de vieillir.

Unfrosted,
de Jerry Seinfeld. Sur Netflix.

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