Quelque part entre En attendant Godot et The Shining se trouve January, en salle ce mercredi. Une œuvre étrange et abstraite racontée par son réalisateur, le Bulgare Andrey Paounov.
L’étrange January, en salle aujourd’hui, est inclassable. Son réalisateur, Andrey Paounov, l’est tout autant : sa biographie raconte qu’il a été barman à Prague, cuisinier à Washington, jardinier à Toronto ou encore comptable à San Francisco. Il a aussi été l’un des documentaristes les plus reconnus de Bulgarie depuis les années 2000. Avec January, il franchit le pas de la fiction en adaptant la pièce du même nom de Yordan Raditchkov, figure majeure de la littérature bulgare de la seconde moitié du XXe siècle : cinq hommes bloqués dans une cabane loin du monde, dans l’enfer enneigé des Balkans, attendent le retour de Petar Motorov. Celui-ci est parti rejoindre le village le plus proche, de l’autre côté de la forêt où les loups sont affamés. Quand le traîneau qu’il a emprunté le matin même revient, l’homme n’est plus là : il n’y a que son manteau, son fusil et le cadavre congelé d’un loup. Où est Petar Motorov et que lui est-il arrivé ?
Dans cette fable surréaliste, aux confins de la comédie noire et de l’horreur, Andrey Paounov déroule un curieux cauchemar en noir et blanc, mais qui entraîne irrémédiablement le spectateur vers un vertige psychologique et temporel. «J’adore la pièce de Raditchkov, c’est elle qui m’a donné envie de faire ce film, explique Andrey Paounov par téléphone. J’ai toujours trouvé incroyable que la culture bulgare de l’ère communiste, qui croulait encore sous l’avalanche du réalisme socialiste dans les années 1970, ait produit ce texte. C’est presque de la magie !»
Paounov est proche du monde de l’art contemporain – il était venu présenter son documentaire sur Christo, Walking on Water (2018), au Mudam en 2019 – et c’est ainsi qu’il envisage son travail cinématographique. Arriver à la fiction était, d’une certaine manière, une fin en soi pour celui qui dit être «entré dans le monde du cinéma à un moment clé dans l’histoire de mon pays et de cette partie du monde : la transition des illusions communistes derrière le rideau de fer vers un nouveau monde que personne ne savait définir était en soi une expérience surréaliste. À cet instant, j’ai pensé que le meilleur moyen de faire des films était d’aller vers le documentaire.» Alors, quand il peste contre les «produits audiovisuels commerciaux, faits pour plaire au plus grand nombre», il le fait entre deux éclats de rire et avec un franc-parler désarmant, conscient que son film et sa vision du cinéma ne s’adressent pas à tout le monde, risquant de toute évidence d’en désarçonner plus d’un. Le cinéaste a terminé la postproduction de son film au Luxembourg grâce à Tarantula, au moment où la pandémie a mis le monde entier sur pause. Et January d’entrer dans les limbes d’un futur compromis : «Si même Christopher Nolan s’est fait baiser, qu’est-ce que je pouvais attendre de ma production ?», s’esclaffe aujourd’hui Andrey Paounov, qui, avec un budget minuscule de 600 000 euros, a mis plusieurs années pour finir son film.
Se perdre dans le langage du cinéma, ce doit être une expérience abstraite. Sinon, à quoi bon s’enfermer dans le noir pendant deux heures ?
Le film est composé d’images froides et sublimes, à la limite de l’absurde : un pope se déshabille et dévoile un énorme tatouage du Christ en croix sur son dos, un oiseau vide tous les verres de rakia qui se trouvent à proximité de sa cage, des loups congelés envahissent peu à peu la cabane où se déroule le huis clos… Les images de January évoquent les univers de Beckett, de Kafka, de Ionesco et de Pinter, jusqu’à Stanley Kubrick. Mais Andrey Paounov se défend de faire de son cinéma un «effort intellectuel» : «Le cinéma est une invitation à rejoindre un endroit spécial, un monde fait de multiples couches dans lequel on passe un certain temps. Mon approche du cinéma n’est pas celle d’un médium, mais d’une forme d’art. Chaque cinéaste entreprend un voyage unique; le mien est de trouver des images qui transcendent les mots. Le langage des images est le langage des émotions, c’est quelque chose de très primitif.» Et de poursuivre : «Quand on voit un bon film, on ne peut pas le raconter à un ami. D’ailleurs, c’est ce qu’on dit en général : « J’ai vu tel film, je ne te dis pas comme c’était bien ! » Un film médiocre, c’est l’inverse : « J’ai vu tel navet, bla bla bla… » Mais quand le film est une expérience qui ne peut se traduire en mots, on dira : « Je n’ai jamais vu ça, va le voir, je ne saurais pas l’expliquer. » Se perdre dans le langage du cinéma, ce doit être une expérience abstraite. Sinon, à quoi bon s’enfermer dans le noir pendant deux heures ?»
Le spectateur est prévenu : il peut passer à côté de l’expérience ou, comme Petar Motorov, être emporté et ne jamais en revenir. Quand on reprend les mots d’un article du New Yorker sur le cinéaste autrichien Michael Haneke, différenciant les «films de 18 h», destinés à faire travailler le cerveau, et les «films de 21 h», plus enclins au divertissement, Andrey Paounov rétorque : «Et les films de minuit ? Eux aussi provoquent une activité intellectuelle intéressante !» Ça nous va : January a de quoi devenir un «midnight movie» culte.
Il faut dire que, malgré la dimension «purement poétique et politique» qui animait initialement le cinéaste – le film doit être vu comme une parabole sur «le monstre qu’est devenue l’Europe de l’Est d’après la chute du rideau de fer» –, on peut saisir dans cette histoire confinée une représentation d’un autre «monde d’après», celui de la pandémie. «Le Covid a apporté des sens et des possibilités supplémentaires au film», acquiesce Andrey Paounov. Avant de conclure : «Je conçois ma propre perception de mon travail à travers le temps comme un vin qui vieillit. Comme j’aime travailler l’abstrait, je crois que cette autre interprétation a ajouté un goût supplémentaire qui rend le vin encore meilleur. J’aime que les effets secondaires de la vie puissent contribuer à un travail artistique. C’est ce que j’aimerais pouvoir poursuivre.»
January, d’Andrey Paounov.
NB : le film est uniquement proposé dans sa version originale sous-titrée anglais.
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