Visible dès mercredi sur nos écrans, Io sto bene poursuit un travail sur les racines et les mouvements humains cher au cœur de Donato Rotunno. Le cinéaste luxembourgeois fait part de ses questionnements, qu’il place aussi au centre du film.
Dans cette histoire de migrations, de terres quittées, promises et retrouvées, c’est à Rome que Donato Rotunno s’est envolé, il y a un an presque jour pour jour, pour présenter pour la première fois Io sto bene, son troisième long métrage de fiction. Le mois suivant, le film devait clore le festival du Film italien de Villerupt, mais la pandémie et les nouvelles mesures de couvre-feu en avaient décidé autrement. Qu’à cela ne tienne, Donato Rotunno promet qu’il va «rattraper tout ça». Le producteur et réalisateur luxembourgeois s’est longtemps préparé à «partager (s)on film» et l’impatience dans sa voix est palpable.
Près de dix ans après son documentaire personnel et familial Terra mia, terra nostra (2012), il raconte une nouvelle histoire de migrations à travers la rencontre entre Antonio (Renato Carpentieri) et Leo (Sara Serraiocco). Lui a quitté l’Italie il y a soixante ans, elle compte y retourner sous peu, mais c’est au Luxembourg que leurs chemins se croisent, leurs histoires aussi. Un récit où l’intime et l’universel, la réalité et la fiction, le passé et le présent se touchent, à la manière d’un Tony Gatlif qui aurait troqué les vastes étendues arides pour les paysages urbains. «Beaucoup de nous sont poussés au mouvement humain», raconte ce fils d’Italiens né à Luxembourg, qui espère que Io sto bene «ait une résonance sur la communauté italienne et toutes les communautés» du Grand-Duché.
Le film tire son titre d’une chanson des années 1980 du groupe punk italien CCCP Fedeli alla linea – son compositeur et guitariste, Massimo Zamboni, signe la bande originale –, qui racontait une crise générationnelle reprise ici au compte de Donato Rotunno, et transposée aux questionnements du troisième millénaire, où, plus que jamais, «aller bien» ne signifie pas «être heureux». Io sto bene sortira demain sur les écrans du Luxembourg, mais le réalisateur, fidèle à son sujet, assure qu’en attendant la sortie en Italie, avant la fin de l’année, et en Belgique, «en février-mars», lui et son film vont «reprendre un peu la route».
Il y a un an, vous présentiez Io sto bene au festival de Rome, dans la section Alice nella città. Comment a-t-il été accueilli, dans un pays dont le film partage la langue mais où le rapport aux mouvements migratoires est très différent ?
Donato Rotunno : C’est une histoire qui est peu répercutée en Italie. Les réponses étaient très bonnes, et la presse, par exemple, a été très juste sur deux points : d’abord, sur la fresque historique, que les Italiens connaissent un peu, mais surtout sur la question de Leo, c’est-à-dire les expatriés d’aujourd’hui. Ils se posent les mêmes questions que leurs grands-pères et leurs grands-mères; ce n’est pas tout à fait la même chose, mais les questionnements sont très proches, les illusions aussi.
La génération entre celle d’Antonio et de Leo, la vôtre, n’est jamais présente dans le film, ou alors en tant qu’observatrice, puisque vous êtes scénariste et réalisateur. S’agit-il d’une génération sacrifiée ?
C’est avant tout un choix. J’ai passé de longues années à faire Terra mia, terra nostra, un film sur ma génération. Avec Io sto bene, il s’agissait de poser un regard sur le présent grâce au passé, et de se poser des questions sur le futur. Terra mia, terra nostra parle de cette génération entre les deux, Io sto bene parle, à travers celle de mes parents, de et à celle qui cherche un chemin aujourd’hui.
Vous montrez aussi que l’hostilité à laquelle étaient confrontés les immigrés d’hier a pris une toute autre dimension chez les expatriés d’aujourd’hui…
Ce n’est pas une carte postale vintage, c’est l’état d’esprit d’aujourd’hui. L’illusion de partir rapidement et de revenir quand on veut en prenant un billet à 39 euros sur Ryanair n’enlèvera jamais les mêmes questionnements de détachement du pays, de séparation d’âme avec ses parents… Les questions sont les mêmes qu’il y a 60 ans – celles de la langue, du logement… –, mais dans un monde accéléré, différent. Un monde que l’on a l’impression de contrôler, mais le maîtrise-t-on vraiment ? J’ai des enfants de l’âge de Leo, on a parfois la sensation qu’aujourd’hui, il faut tout contrôler, de façon très forte : son image, sa destinée, son emploi, son temps, ses relations… Cette accélération du monde, nous en sommes les seuls responsables; dès qu’il y a un petit grain de sable dans le rouage, ce sont les questions fondamentales qui doivent revenir. En cela, la rencontre entre Antonio et Leo, c’est une pause, un moment de ralentissement, une petite parenthèse. Je pense qu’on en a tous besoin.
L’idée du film a été initiée avec l’écrivain et poète luxembourgeois Jean Portante, lui aussi d’origine italienne. En quoi a consisté cette collaboration ?
On a beaucoup échangé, passé des heures et des heures à travailler sur cette épopée possible. On a ratissé large dans nos souvenirs et nos travaux respectifs, puis on a partagé des esquisses des personnages, beaucoup plus nombreux initialement, et imaginé d’une trame possible. À un moment, j’avais envie de m’approprier le texte pour le transformer en scénario. Le scénario et la littérature, ce sont deux mondes très différents, et j’ai continué l’écriture seul. Mais avec Jean, on a vécu une période fructueuse, chargée en émotions. Notre travail ensemble était très profond, très fraternel.
La langue est un élément très travaillé du film : les acteurs parlent italien, luxembourgeois, français, anglais et allemand. Comment s’est passé le travail avec eux ?
Au départ, ils ont été un peu surpris de voir qu’ils allaient travailler dans des langues qu’ils ne maîtrisaient pas, surtout quand ils passent d’une langue à l’autre dans une même scène. Mais on a beaucoup travaillé cela. L’élément linguistique étant un élément narratif fondateur du film, ils se sont tous pris au jeu. De mon côté, je n’avais aucune appréhension à commencer à écrire des dialogues en français, puis en italien et qui se terminent en luxembourgeois. C’est une réalité, celle d’un monde que l’on vit au Luxembourg, qui peut être surprenant pour les Italiens. C’est une normalité, c’est une force. On évolue aussi avec les langues : on les apprend, les désapprend, les fait siennes, on y ajoute un accent, il y a quelque chose de vivant dans l’échange linguistique transculturel.
Quand Antonio est vieux, il s’est débarrassé presque complètement de son accent de l’Italie du Sud, très marqué dans les séquences qui le montrent jeune…
Pour lui, l’italien est une langue oubliée. Elle revient à la surface et cela lui permet d’ouvrir la boîte de Pandore, ce qui le tourmente, ce qui ravive ses souvenirs. Ça change plein de choses chez lui : sa gestuelle, sa façon de penser… Chez Antonio comme chez Leo, la langue peut créer des relations ou dresser des barrières. Fondamentalement, on n’a pas besoin d’un passeport italien pour regarder le film. On y parle plusieurs langues, mais tout le monde peut le comprendre. C’est une histoire d’émotion avant tout, ça parle du cœur.
Io sto bene sort près de dix ans après Terra mia, terra nostra. Ce travail sur les racines, souhaitez-vous le poursuivre un jour ?
Non. Enfin… (Il réfléchit.) Je dis non, mais c’est une chose qu’on n’abandonne jamais vraiment. Io sto bene est un chapitre fondateur d’un travail très personnel sur les racines, ces mouvements, l’âme qu’on a en soi et qu’on ne sait pas décrire, mais ce n’est pas une obsession. J’ai d’autres envies de scénariste, de réalisateur, de narrateur.
Entretien avec Valentin Maniglia