«Harka», fable sociale sur l’existence précaire d’un jeune homme dans la Tunisie post-révolution, arrive en salles mercredi. Le réalisateur Lotfy Nathan et l’acteur Adam Bessa, primé à Cannes, racontent l’odyssée de cet uppercut «made with Luxembourg».
Que reste-t-il de la révolution tunisienne, plus de dix ans après le départ du président Ben Ali ? Chronique d’un pays qui n’est jamais parvenu à sortir de sa mortelle précarité, Harka marque l’entrée en fiction du documentariste américain Lotfy Nathan. Il raconte la loi du plus fort à travers les yeux d’Ali, son (anti)héros qui, lorsqu’on lui demande ce qu’il fait dans la vie, répond sans sourciller, et sans honte : «Je me débrouille.» Le protagoniste incarne tout entier cette fable pleine de rage sur les invisibles de la société et leur détresse. Ali, qui ne sait ni lire ni écrire, gagne ses quelques sous grâce à la contrebande d’essence; à la mort de son père, le jeune homme qui dort sur un chantier doit partager son maigre salaire avec ses deux sœurs cadettes, et les dettes laissées par le père ainsi que la corruption enfoncent toujours plus le couteau dans la plaie. Jour après jour, Ali se rapproche du craquage.
«Je n’avais jamais fait de fiction, mais j’ai toujours conçu ce film au présent. Un récit contemporain qui se déroule dans un endroit que je peux visiter, auprès d’un peuple que je peux rencontrer», explique au Quotidien le réalisateur de la coproduction luxembourgeoise (Tarantula). Né en Angleterre de parents égyptiens et établi à New York, Lotfy Nathan ne partage pas de lien direct avec le récit qu’il met en scène, mais la révolution tunisienne l’a «fasciné» : «Le Printemps arabe, je l’ai découvert, comme le reste du monde, en lisant le journal. La ferveur et la ténacité de la jeunesse révolutionnaire a été un évènement très inspirant pour moi, plus encore lorsque j’ai compris que tout ce mouvement était né – même symboliquement – de l’acte d’une seule personne.»
[Cannes 2022] «Harka», l’essence du mal
En décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue à l’existence précaire, se suicide par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie. Son sacrifice est le point de départ de la révolution tunisienne, et des manifestations qui naîtront dans tout le monde arabe. «Cet homme a été ma porte d’entrée au film», raconte Lotfy Nathan. Au départ – «vers 2014-2015» –, il imagine «transposer en fiction les évènements qui ont réellement eu lieu, à travers le prisme du « cinéma-vérité« ». Au fil des années, le projet évolue : «On a commencé à avoir du recul sur la révolution et ses conséquences. Ça a été bénéfique au film. Mes désirs de précision, de justesse, devenaient inférieurs à l’appel de l’authenticité.»
Actor’s Studio
Alors le cinéaste multiplie les allers-retours à Sidi Bouzid – «une dizaine», précise-t-il –, où ses nombreuses rencontres feront naître le personnage d’Ali. Après avoir un temps envisagé un acteur non professionnel, Lotfy Nathan admet que «les responsabilités étaient de taille : on avait 24 jours pour tourner le film, ce qui impliquait un professionnalisme intense». Le jeune homme qui avait tapé dans l’œil du cinéaste, «qui vivait dans la rue, et dont mon producteur tunisien m’a dit qu’il était un peu fou et sûrement dangereux», est écarté, et le réalisateur s’ouvre aux acteurs professionnels.
Entre en scène Adam Bessa, arrivé sur le projet de façon plus classique, à travers son agent. «J’avais beaucoup aimé le scénario : intelligent, touchant, bien écrit et abouti, avec un beau personnage. Dans la vision de Lotfy, j’avais été sensible à son envie de mettre des touches de cinéma de genre dans un cinéma social, plus réaliste», se souvient l’acteur franco-tunisien, véritable sensation du film. «Adam était dans une condition idéale pour ce rôle : il partage une histoire avec la Tunisie tout en ayant une certaine distance, estime Lotfy Nathan. Par ailleurs, Harka est arrivé à un moment de sa carrière où il avait faim; sa motivation était telle qu’il y a mis tout ce qu’il avait.» Adam Bessa s’était notamment fait remarquer à l’international dans le film d’action Extraction (Sam Hargrave, 2020), aux côtés de Chris Hemsworth. Mais avec Harka, l’acteur dit avoir construit un personnage qui est resté avec lui longtemps après la fin du tournage.
Pour sa préparation au rôle, il est allé chercher le réel, comme une réponse à l’approche documentaire de Lotfy Nathan, et l’a mis en pratique à la manière de l’Actor’s Studio : «C’était un truc que je n’avais jamais fait, mais c’était mon choix, en accord avec le réalisateur. Sans Lotfy, je ne l’aurais jamais fait.» Et de détailler : «Je me suis mis à fond dans les conditions du personnage. Pendant deux semaines, je me suis enfermé dans un appartement, sans en sortir, en buvant seul. Puis j’ai passé deux semaines dans le désert avec les contrebandiers. C’est là que j’ai trouvé la démarche d’Ali, sa manière d’interagir avec les autres. Il m’a fallu une semaine pour les convaincre. Avec eux, il faut faire preuve d’énormément de respect, ne pas trop poser de questions et montrer qu’on est solide. On parle de mecs qui roulent à 180 de nuit dans le désert, phares éteints…» «Il a aussi fallu que je m’habitue à la chaleur, poursuit l’acteur, car on a tourné sous presque 50 °C. Au début du tournage, la métamorphose avait déjà bien opéré, il suffisait de dérouler.»
Ex æquo avec… Vicky Krieps
Pour Lotfy Nathan, Adam Bessa est arrivé sur le tournage comme «un vrai don du ciel» : «Ce rôle était particulièrement éprouvant pour lui. J’ai écrit le film à New York, sans pouvoir me représenter la vraie souffrance du personnage. Avec Adam et son engagement presque sacrificiel, je pouvais sentir, en le regardant jouer, qu’il avait fait sien le fardeau du scénario.» «J’avais très peu voire pas d’interactions avec l’équipe, hormis le réalisateur, reprend l’interprète d’Ali. Je mangeais seul, je dormais parfois sur les lieux du tournage… Je suis resté très concentré, dans mon monde.» Lotfy Nathan se souvient de cette fois où l’agent de sécurité a empêché Adam Bessa d’aller en pause déjeuner, pensant qu’il s’agissait d’un vagabond. «C’est dire à quel point il tenait son rôle !»
Le cinéaste ne tarit pas d’éloges sur son acteur. «Son interprétation fixe pour moi une norme dans mon travail avec les acteurs», juge-t-il. L’inverse est vrai aussi. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont appris l’un de l’autre durant cette expérience, les deux répondent d’une même voix : «la confiance», en l’autre mais aussi en soi. Lotfy Nathan : «J’ai aussi appris d’Adam ce qu’impliquent le jeu et le métier d’acteur. Pour moi, c’était tout nouveau. Adam a toujours cru dans ce que je voulais faire, il y a mis tout son être et je lui en suis très reconnaissant.» Le festival de Cannes aussi, qui lui a remis le prix d’interprétation Un certain regard, ex æquo avec… Vicky Krieps (Corsage) !
Folie et dignité
Harka a été le premier film tourné à Sidi Bouzid depuis la révolution, sur les lieux mêmes qui ont vu naître les premières manifestations. Malgré tout, le film se détache de la réalité, devient comme une parabole qui emprunte à plusieurs genres : le western, le film de fantômes… «Il me semblait peu naturel de faire, ouvertement, des commentaires sur la scène politique, la corruption et l’injustice, tranche Lotfy Nathan. Dans l’art, ces choses doivent être ressenties. Et la qualité d’un film à thème social se trouve dans l’identification du public au personnage.» Le cinéaste passe ainsi en revue ses références artistiques, de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) – première inspiration pour le personnage d’Ali – aux films de Sergio Leone, pour sa manière de filmer le désert.
Adam Bessa, lui, rappelle que son personnage «a été bâti autour de l’idée du scorpion, qui est le seul animal capable de se suicider». Une idée très ancrée dans le réel, celle-ci, et qui renvoie directement à Mohamed Bouazizi. «Le suicide, c’est un acte de grande conscience : il l’a fait pour ne pas devenir fou. C’est un acte de dignité.» «Si on vivait un an dans les conditions où j’ai vécu deux semaines, n’importe qui deviendrait taré !» Harka, rappelons-le, dresse le portrait d’une frange de la société, plutôt que d’un pays tout entier, en faisant entrer la lumière et la poésie dans la colère. «C’est un film sur la pauvreté, plus qu’autre chose», souligne Adam Bessa. Et conclut : «Avant de dire que la révolution tunisienne a été une réussite ou un échec, laissons s’écouler 30 ans.»
Harka, de Lotfy Nathan. Sortie mercredi. Avant-première ce mardi soir, à 19 h 30. Ciné Utopia – Luxembourg.