Après trois films rock autoproduits, le duo Marcia Romano et Benoît Sabatier sort Fotogenico, un chef-d’œuvre comique et mélancolique, mais aussi électrique et mélodique.
Rock triptyque
La France manque de «films rock». Pire encore : il n’y en a pas. C’est le moteur et l’essence même du Moral des troupes (2015), d’Amore synthétique (2016) et de Pastis brut (2017), les trois longs métrages électrico-electro signés Benoît Sabatier et Marcia Romano, dont le cœur bat à Marseille, à vive allure, comme le tempo. Sauf qu’il n’est pas question de trilogie marseillaise, au sens «Marcel Pagnol» du terme (Marius, Fanny, César, et plus, si déclinaisons), ni même d’un cousinage avec Jean-Claude Izzo – s’il y a de la musique chez ce dernier, c’est surtout du rap et, en second rôle ou plan, du blues et du jazz. Marcia Romano, qui est scénariste à la ville (La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, 2014; L’Apparition de Xavier Giannoli, 2018; L’Événement d’Audrey Diwan, 2021) et Benoît Sabatier, qui, quant à lui, est «rock-critic» à vie (Technikart, Rock & Folk, Gonzaï, Schnock) ont moins choisi la cité phocéenne pour son accent chantant que pour en tirer des films musicaux. Il s’agit, plus exactement, d’immortaliser ses espaces en voie de disparition, à savoir des salles de rock, telles que La Machine à Coudre, L’Embobineuse, ou l’hyper bien nommé, dans ce contexte, le Molotov.
La forme étreint bien le fond : les trois films, autoproduits, sont réalisés avec l’énergie de la débrouille, cet éblouissement répété de la première fois, à l’évidence les moyens du bord, fussent-ils du bord de mer. Il ne s’agit pas d’ajouter alors du «lo-fi» mal fignolé pour faire chic et poisseux, il y a de la grandeur, du souffle, et la lumière de Marseille qui caresse l’image comme un filtre doux. C’est du cinéma. Alors Marseille, avec son pastis couleur soleil, sa tchatche, son Vieux-Port, et tous ses clichés, serait une ville photogénique?
Marseille électrique
Photogénique et cinégénique, William Friedkin ne s’y est pas trompé en tournant son French Connection (1971) à Marseille – pas un choix de décor ici, puisqu’il s’agit de la ville des réseaux d’exportation d’héroïne. Non, sur la «planète Mars», du côté de la musique et des marges, il y a Comme un aimant (Akhenaton et Kamel Saleh, 2000), avec Isaac Hayes, Dennis Edwards et Cunnie Williams au casting musical, ou, plus récemment, l’excellent Shéhérazade (Jean-Bernard Marlin, 2018), sinon, dans un autre registre, Chercher le garçon (Dorothée Sebagh, 2012), d’où résonne alors l’écho non pas de Taxi, mais de Taxi Girl – Fotogenico sort quarante ans après leur mythique Paris.
Alors que Marseille est, physiquement, la plus transalpine des villes françaises, le ton – verve et sensualité – renvoie à la comédie à l’italienne, là où Amore synthétique se situe dans une veine «giallo» ou «barococo» – à cela près qu’il n’y a pas de tueur ganté, mais un synthé détraqué; pas de sang, mais du «son». La musique, encore. La galerie de portraits de Fotogenico, c’est le Laberinto de pasiones (Pedro Almodóvar, 1982) revu par John Waters, d’un dealer écrivain au style laborieux (John Arnold), à une «roller girl» (Roxane Mesquida) façon Heather Graham dans Boogie Nights (Paul Thomas Anderson, 1997), en passant, bien sûr, par le «girls band» synth-punk incandescent qui donne le nom du film. Benoît Sabatier, dans son livre Nous sommes jeunes, nous sommes fiers paru en 2007 : «En 68, tout était politique. Aujourd’hui, tout est « rock »». Dans le cinéma de Romano et Sabatier, tout est musique.
Un air mélancolique
Parmi les personnages, celui par qui tout se joue, c’est Raoul, joué par un Christophe Paou dont la moustache dessine, malgré une mélancolie titubante, un sourire qui brille jusqu’au fond de ses yeux. Car oui, dans Fotogenico, par rapport au Moral des troupes, ce ne sont pas des salles qui risquent de disparaître, mais sa fille Agnès qui n’est plus. Le point commun entre les salles et son groupe Fotogenico, c’est le rock. Alors Raoul marche (de travers) sur les traces d’Agnès par le rock, comme un père écouterait sa fille : la musique, c’est elle; le tube du groupe s’intitule A.G.N.E.S. Aussi, quand Venus (Venus Yaffa) demande à Raoul : «T’es venu jusqu’à Marseille pour écouter un disque?», il n’y a pas que l’incongruité de la question qui frappe, mais un sacré décalage générationnel, «à l’envers» – à première vue, cet homme a l’air bien lunaire, à côté de ces jeunes terre-à-terre – mais surtout, ce qui bouillonne, c’est la passion pour la musique, celle qui brille au fond des yeux, quand il les ferme pour la sentir vibrer en lui.
«Filmusique»
S’il y a une belle part d’improvisation, les réalisateurs, à l’instar de paroliers ou de compositeurs, ont écrit le film pour leurs acteurs – le mot «interpréter» prend un sens aussi bien musical que cinématographique. Benoît Sabatier et Marcia Romano aiment capturer des coins de rue dont les graffitis servent de boussoles ou des regards qui se perdent, mais il s’agit, pour eux, de trouver toutes les combinaisons pour «filmer la musique». Sauf que Fotogenico n’est pas un biopic de faux groupe, ni un film-concert, ni une comédie musicale, ni même un clip en long métrage.
Comment filmer la musique? Au-delà de la lumière «pop» pétillante, d’un rythme tantôt frénétique, tantôt dilaté ou d’une bande originale électro-punk signée Froid Dub, le fétichisme se loge entre les «easter eggs» sous la forme de clins d’œil ou de clins d’oreille. Il y a un tee-shirt Qúetzal Snâkes, de faux airs d’Aladdin Sane chez Tina (Angèle Metzger); et alors qu’il y avait Blondie dans Le Moral des troupes, là il y a Brune (Bruna Baguena), pendant que la roller girl a le nom le plus mélodieux qui soit, Lala. Mais encore : Raoul emploie le terme «atomique» pour qualifier l’album de Fotogenico, Atomic étant une chanson du groupe de Debbie Harry.
Enfin, en plus des lieux (disquaire, club…), les pochettes d’albums pullulent dans le champ – Sheila Take A Bow des Smiths (1987), Select de Kim Wilde (1982), Hibernation de Chrisma (1979) ou Crisis? What Crisis? de Supertramp (1975) – et toutes possèdent, quelque part, un effet miroir sur l’histoire. Jusqu’à l’apothéose d’une sublime séquence de sexe mixée à des pochettes, comme un patchwork qui, par les arrangements du montage, cache, dévoile ou reconstitue l’instant charnel par morceaux (d’images). C’est certain : la musique et la vie ne font bien qu’un. C’est Fotogenico, un disque filmé ou un film disque. Un «filmusique».
Fotogenico, de Marcia Romano et Benoît Sabatier.