Deux ans après la disparition de l’icône de la musique de film, le réalisateur et ami Giuseppe Tornatore laisse Ennio Morricone raconter son histoire, dans un documentaire monumental.
Observer Ennio Morricone au travail était comme observer un athlète», remarque Roland Joffé. Comme un écho anticipé, on voit dans les toutes premières images le «maestro» s’adonner à ses génuflexions matinales. Ce voyage long de plus de 2 h 30 s’ouvre, déjà, avec les images les plus intimes que l’on ait pu voir d’Ennio Morricone : voilà l’échauffement d’un film monumental, au rythme des respirations parfaitement mesurées.
La plongée vertigineuse dans la vie et l’œuvre du maître est unique : connu mondialement pour avoir composé plus de 500 musiques de films, Ennio Morricone avait la musique comme premier moyen d’expression. Le temps d’un film, donc, il troque le langage absolu pour la parole et se raconte, loin de l’image austère que ce monstre de travail, toujours resté éloigné des caméras, a pu renvoyer. Celui que tous appellent «Maestro», avec le degré de révérence à lui seul réservé, devient simplement, dans le titre, Ennio.
44 heures d’enregistrement
Le réalisateur, Giuseppe Tornatore, souhaitait faire un documentaire sur le compositeur de légende. Ennio Morricone, lui, acceptait de se livrer pour la première fois devant une caméra à une seule condition : que Tornatore réalise le film. «Il y avait un accord entre nous, qui a découlé de tant d’années de fréquentation et d’amitié : nous pouvions tout nous dire», racontait le réalisateur de Nuovo Cinema Paradiso (1988), pour qui Morricone a composé la partition musicale de onze films. L’interview-fleuve du maître est le résultat de «44 heures d’enregistrement» de haute qualité – alternant récits personnels, réflexions sur son travail et sur la musique et moments d’émotion – réparties sur onze rencontres : «Neuf pendant les fêtes de fin d’année 2015 et deux au printemps suivant», a-t-il confié à La Repubblica. Et peu après le début du montage, le compositeur s’est éteint à 91 ans, le 6 juillet 2020, laissant à son proche collaborateur et ami le soin de raconter son histoire.
Tout le monde connaît la musique d’Ennio Morricone, mais l’un des enjeux du film est aussi de capturer l’homme derrière la musique, et montrer comment s’est construit ce génie intouchable, dans ses difficultés, ses combats intérieurs mais aussi ses soutiens. Fils d’un musicien d’origines modestes, le jeune Ennio Morricone se souvient que «jouer de la trompette pour gagner de quoi manger était une humiliation terrible». Lors de ses années au Conservatoire de Rome, il montre un talent exceptionnel pour la composition, sous l’œil de son mentor, Goffredo Petrassi. Après avoir redéfini la pop italienne du début des années 1960 (rien que ça!) en sa qualité d’arrangeur au sein du label RCA, le compositeur se dirige à la fois vers la musique d’avant-garde et le cinéma. Ses retrouvailles avec un ancien camarade d’école primaire, un certain Sergio Leone, allaient être décisives.
Un patrimoine qui appartient à tout le monde
«Sa musique est un patrimoine qui appartient à tout le monde. Tous la connaissent, tous la chantonnent», a déclaré Giuseppe Tornatore. Des compositions grandioses pour Il buono, il brutto, il cattivo (Sergio Leone, 1966), C’era una volta il West (Sergio Leone, 1968), Allonsanfàn (Paolo et Vittorio Taviani, 1974) ou Novecento (Bernardo Bertolucci, 1976) aux fantaisies novatrices de Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini, 1966), jusqu’aux inégalables envolées romanesques de Once Upon a Time in America (Sergio Leone, 1984), The Mission (Roland Joffe, 1986) et des films de Giuseppe Tornatore, Ennio oublie forcément au passage quelques œuvres décisives – et certains noms, comme celui de son fidèle collaborateur d’un temps, Bruno Nicolai –, mais dresse un parfait portrait du compositeur, enrichi des interventions de ses illustres pairs (John Williams, Hans Zimmer…), de cinéastes (Quentin Tarantino, Clint Eastwood, Dario Argento…) ou encore de musiciens et chanteurs, qui ont travaillé avec le maître (Quincy Jones, Gianni Morandi) ou qui en ont tiré l’inspiration (Metallica, The Clash, Bruce Springsteen).
Chez Ennio Morricone, compositeur complet et intouchable, le stakhanoviste travaille main dans la main avec le fantaisiste, le pionnier avec le savant, l’avant-gardiste avec l’icône populaire. Comme le résume si bien un autre grand compositeur italien de musique de film, Nicola Piovani : «Ennio Morricone est la grande exception à toutes les règles.»
Ennio, de Giuseppe Tornatore.
Ennio Morricone est la grande exception à toutes les règles