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[Cinéma] En Iran, le cinéma comme arme de contestation massive


Dans Aucun ours (2022), Jafar Panahi dévoile en partie le processus de travail clandestin et à distance auquel il est contraint depuis 2010. (Photo : jp production)

Un simple accident, de Jafar Panahi, est le dernier exemple en date de cinéma clandestin réalisé en Iran. Comment les cinéastes parviennent-ils à créer sous la censure? Explications.

La première scène d’Aucun ours (2022) s’ouvre sur une rue dans une ville turque proche de la frontière avec l’Iran : une femme est rejointe par son mari, qui lui donne le passeport qui lui permettra d’émigrer en Europe. L’homme, encore en attente de ses faux papiers, la rejoindra plus tard. Puis on entend «Coupez!», l’assistant à la réalisation fait irruption dans le cadre et la caméra recule pour dévoiler l’envers du décor : le réalisateur dirige le tournage en secret à distance, à travers l’écran de son ordinateur et un système d’oreillettes. Ce réalisateur, c’est Jafar Panahi, symbole de la répression exercée par le régime iranien sur les artistes. Dernier volet d’une trilogie dans laquelle le cinéaste se met en scène (après Taxi Téhéran, en 2015, et Trois visages, en 2018), Aucun ours dévoile une partie du processus de travail auquel il est contraint depuis 2010, date à laquelle il a été frappé d’une interdiction de quitter le territoire iranien et de réaliser des films.

Un jugement qui a été abrogé en avril 2023, après sept mois de détention à la prison d’Evin. «Même si, dans les faits, je reste en marge», indique Jafar Panahi. Son nouveau film, Un simple accident, Palme d’or au dernier festival de Cannes qu’il est venu présenter mercredi, jour de sa sortie à Luxembourg, est né de cette période : on y suit Vahid (Vahid Mobasseri), un ouvrier, qui croit reconnaître un soir son ancien tortionnaire, et qui embarquera d’autres personnes, jadis emprisonnées comme lui dans leur quête de vengeance. «Depuis le début, mes films concernent ce qui se passe dans la société, dans l’environnement dans lequel je vis», explique le cinéaste; il était naturel qu’une expérience aussi traumatisante que son emprisonnement trouve une place dans son cinéma.

Les films iraniens qui sortent en salles en Europe, pour la plupart coproduits sur notre continent, à l’instar d’Un simple accident, coproduit en France (Les Films Pelléas) et au Luxembourg (Bidibul Production), sont ce que les cinéastes d’Iran appellent «cinéma clandestin», «hors système» ou simplement «indépendant» – un terme qui n’a jamais eu autant de sens que dans ce contexte. Un cinéma marginal et à charge, qui échappe à la censure du régime des mollahs et, donc, interdit de diffusion en Iran, mais qui existe, toujours au prix d’immenses dangers.

Subterfuges et secondes chances

Au lendemain de la victoire de Jafar Panahi à Cannes, la productrice luxembourgeoise Christel Henon résumait au Quotidien les «conditions exceptionnelles» d’un tel projet, protégé par une «confidentialité» extrême, des dossiers de financement remplis avec des noms d’emprunt et la nécessité d’une «confiance totale» envers le cinéaste, seul maître de la situation et premier à être exposé aux risques : Jafar Panahi «sait prendre ses précautions – autant que faire se peut. Son équipe était réduite, il filmait dès qu’il le pouvait et arrêtait le tournage dès qu’il sentait qu’il fallait arrêter», indiquait la productrice. «Quand on produit un tel film, il faut en accepter les règles dès le début.»

Jafar Panahi ne fut pas le premier cinéaste contraint par le pouvoir en Iran : son illustre mentor, Abbas Kiarostami (1940-2016), avait déjà souffert de la censure avec Cas numéro un, cas numéro deux (1979), interdit pendant trente ans jusqu’à ce qu’il tombe dans le domaine public comme l’autorise la loi iranienne, puis avec Le Goût de la cerise, Palme d’or 1997, autorisé de sortie in extremis après sa victoire cannoise. Le géant du cinéma iranien, figure de proue de la «Nouvelle vague iranienne» qui a longtemps composé avec la censure, avait lui aussi été interdit de tourner dans son pays dans les dernières années de sa vie. Il y a eu encore Mohsen Makhmalbaf (Le Mariage des bénis, 1989), Sepideh Farsi (Le Monde est ma maison, 1997) ou Ali Zamani Esmati (Orion, 2010), qui ont redoublé de subterfuges pour tromper les organes de contrôle : faux scénarios, discrets arrangements avec la réalité pour obtenir des permis de tournage toujours très difficiles à décrocher, montages alternatifs d’où sont retirés les plans incriminant leurs auteurs, puis réintroduits avant leur sortie…

Plus récemment, Massoud Bakhshi glissait au Quotidien qu’il avait «mis quatre ans à monter le premier dossier de Yalda» (2020), un film qui dénonce la société du spectacle dans la République islamique. Une œuvre à charge qui lui a attiré bien des «problèmes» avec la censure, mais pour laquelle il estimait avoir reçu une «seconde chance» : «J’aurais pu faire ce film illégalement ou le tourner ailleurs (…) Mais une fois que quelqu’un est blacklisté, il l’est pour toujours.» Au contraire de son premier long métrage, Une famille respectable (2012), Yalda ne fut pas banni en Iran. Mieux : le film, qui se déroule en temps réel au cours d’une émission de télévision dans laquelle il faut décider du «pardon» ou non d’une jeune femme condamnée à mort pour le meurtre de son mari, a signé l’arrêt de la vraie émission dont il s’inspire «après treize ans d’existence et sans aucune explication (…) alors qu’elle était l’une des plus regardées en Iran».

Tous les cinéastes travaillant en Iran, légalement ou non, ont eu affaire à l’absurdité kafkaïenne du contrôle bureaucratique. Ce que les réalisateurs Ali Asgari et Alireza Khatami illustraient bien dans une vignette de Terrestrial Verses (2023), œuvre clandestine «autoproduite», «tournée en mode guérilla et sans autorisation (…), écrite en deux semaines et filmée en sept jours», comme ils l’indiquaient au Quotidien en 2024 : un réalisateur, venu demander une simple autorisation de tournage, voit au fil de la conversation son scénario décortiqué dans les moindres détails et censuré. Alireza Khatami assurait que, dans cette séquence, «80 % du dialogue est réel», et pour cause : c’est lui-même qui a vécu cette situation.

Nouvelle vie

En mars dernier, le cinéaste Mohammad Rasoulof déclarait dans nos colonnes : «Lorsque vous faites un film clandestin, vous êtes plus que jamais soumis aux circonstances dans lesquelles vous travaillez.» Son collègue et ami proche Jafar Panahi fut l’un des premiers à le montrer, en assumant haut et fort qu’il refusait de jouer le jeu des autorités : avec Ceci n’est pas un film (2011), journal filmé montrant l’artiste assigné à résidence après sa première arrestation en 2010, il a «tourné (sa) caméra vers l’intérieur», prouvant qu’aucune condamnation n’entraverait sa liberté de créer. Les tournages secrets et les fausses équipes montées dans le but de tromper les agents du régime sont une partie seulement de la fabrication d’un film. Certes, la plus exposée aux risques : Panahi y a encore goûté pendant la production d’Un simple accident, lorsque «des policiers en civil sont intervenus en plein tournage et ont voulu confisquer les rushes», relatait Christel Henon.

Mais il y a encore l’après, à savoir comment sortir un film d’Iran – puisque la seule solution, pour la diffusion de ces œuvres interdites, est de passer par les festivals internationaux, à commencer par l’Europe. Sur les méthodes, rien ne fuite, dans le souci évident de protéger les artistes, mais on citera tout de même deux exemples connus : Mohammad Rasoulof, qui a quitté son pays à pied en mai 2024 avec, sur lui, le montage de son dernier film, The Seed of the Sacred Fig, qui dénonce le fonctionnement arbitraire de la justice iranienne et soutient le mouvement de protestation «Femme, Vie, Liberté». Et, en 2011, ce gâteau envoyé comme cadeau aux organisateurs du festival de Cannes, dans lequel Jafar Panahi avait caché une clef USB contenant Ceci n’est pas un film, le premier de ses six longs métrages réalisés clandestinement.

Selon Mohammad Rasoulof, «il y a un lien entre tous les cinéastes qui travaillent de façon clandestine, en marge de la supervision du régime» iranien : tous se connaissent, se parlent, se soutiennent. Lui avait été arrêté en même temps que Jafar Panahi en 2010, pour avoir filmé ensemble la manifestation contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad; il l’a été de nouveau en 2022 pour «trouble à l’ordre public» et envoyé à la prison d’Evin, trois jours avant l’arrestation de Jafar Panahi. Désormais exilé en Allemagne, Rasoulof nous affirmait qu’avec sa nouvelle vie, «je vis, et donc je travaille, sous de nouvelles contraintes». Jafar Panahi, qui avec Un simple accident réalise son film le plus directement dirigé vers les autorités iraniennes (les récits de détention des personnages qui reprennent au mot près ceux entendus ou vus par le réalisateur, l’emploi d’un seul acteur professionnel, Ebrahim Azizi, qui «ne travaille que pour des films hors système»…), a lui choisi de rester en Iran. «Je ne peux vivre nulle part ailleurs. Beaucoup de mes compatriotes ont choisi d’émigrer, ou y ont été contraints. Je n’en suis pas capable, je n’ai pas assez de courage pour ça!» Il en a largement, en tout cas, pour continuer à travailler malgré les risques – et cela en demande beaucoup plus.

Un simple accident, de Jafar Panahi.