En 2004, Fabrice Du Welz s’imposait, avec Calvaire, comme un réalisateur d’horreur plus que prometteur. Le Dossier Maldoror le hisse en tant que nouveau maître du polar. Retour sur un cinéaste sans compromis et trop souvent incompris.
Pas bon chic mais bon genre
Plus de vingt ans après Calvaire, il y a une obstination chez Fabrice Du Welz qui fait plaisir à voir, autant chez l’homme qu’à l’écran, à l’intérieur de son cinéma. Neuf films plus tard, dont deux coup sur coup en l’espace de quelques mois (La Passion selon Béatrice et Le Dossier Maldoror), le temps de Calvaire paraît loin. Et pourtant. Calvaire, coproduit et tourné en grande partie au Luxembourg, reste un repère indispensable dans le parcours du réalisateur belge, lui qui a imposé un genre de cinéma – ou un cinéma de genre – qu’il aime voir là-bas s’il y est. Un repère donc, un premier long, le terme «long» correspond bien à la réalité, vu le temps qu’il a fallu pour le sortir, et «sortir» ici est à comprendre comme on parlerait d’un accouchement; quant à Calvaire, oh, ça oui, là encore, le titre est parfait comme le crime, il n’y a pas de parturition sans douleur. Nourri au grain de The Texas Chain Saw Massacre (Tobe Hooper, 1974), autant qu’à celui de Deliverance (John Boorman, 1972), le comble, c’est que si Fabrice Du Welz a pour louable ambition de malmener le spectateur, il se retrouve lui-même, par principe et politesse, le premier à en être endolori.
Du Welz reste à jamais le réalisateur de Calvaire. En quoi est-ce un repère? Ce film, c’est le genre de coup de pied qui ne sert pas qu’à faire mal, mais à ouvrir des portes. Au début des années 2000, le cinéma horrifique francophone représente une niche – pas tant que ça vu que certains ont déjà lâché les chiens : Trouble Every Day (Claire Denis, 2001), Dans ma peau (Marina De Van, 2002) ou Irréversible (Gaspar Noé, 2002) incarnent la conciliation, «à la française», entre l’auteur et l’horreur (l’«aurreur»?). On peut même compléter avec Bruno Dumont et son Twentynine Palms (2003), mais on peut aussi y voir un exercice de style sur un terrain de cinéma du corps, de la chair, donc du sang. Au même moment, cinq étages en dessous, des petits films gigotent, Promenons-nous dans les bois (Lionel Delplanque, 2000) ou Un jeu d’enfants (Laurent Tuel, 2001), et même Antoine de Caunes trempe sa caméra dans l’hémoglobine avec Les Morsures de l’aube (2000), où Asia Argento incarne un vampire. Avec Haute Tension (Alexandre Aja, 2003), c’est bien le sang qui bout, il y a l’envie d’en découdre, avec un cinéma anti-Nouvelle Vague? Du Welz est de cette génération, et avant cela, un enfant des vidéoclubs, de Starfix et de Mad Movies, il aime trop le cinéma pour laisser le genre moisir dans l’oubli ou dans la médiocrité. Sous l’influence de La Traque (Serge Leroy, 1975), Calvaire est un film de «fanboy» et une comédie noire – la Belgique reste le pays de C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992) – mais aussi un hommage au cinéma bis, qui s’ouvre avec Brigitte Lahaie. C’est du cinéma contre? Il y a un public pour. A priori.
Catharsis et catastrophes
Et puis vient l’incompréhension ou le malentendu, avec Vinyan (2008). Voilà un film international, pour ne pas dire universel (tournage en Thaïlande, casting américano-français) et un sujet qui l’est tout autant, universel, puisqu’il s’agit du deuil impossible d’un couple dont l’enfant a disparu dans le tsunami de 2005. Si Calvaire est poisseux, Vinyan a la poisse; Du Welz le qualifie de «malade», mais on pourrait dire «boiteux»; pour résumer, un film pas vu ou mal vu, qui cumule les scènes de frissons, pas forcément d’angoisse, mais de beauté sensorielle. Le génial chef opérateur Benoît Debie expliquait, à sa sortie, que Fabrice Du Welz voulait que le public ressente les parfums de la Thaïlande, en gros aussi bien les vapeurs de la jungle que la sueur nocturne des rues. Vinyan est un film d’aventure qui agit là aussi comme un miroir puisqu’il est lui-même aventureux, avec ses plans construits à grand renfort de bambous ou via de la fumée des noix de coco, voire même via des caméras suspendues sur filets. Mais encore : un film de contemplation agitée ou sur la folie dans lequel les paysages reflètent la violence mentale. Et le chaos de se loger dans l’élaboration du film, avec un scénario qui, lui aussi, vole en éclats, comme déchiré par le tsunami. Et donc un échec critique et public, pour un grand moment cathartique.
La suite? Il faut attendre six ans et Colt 45 (2014), qui s’annonce, quelque part, comme un film contre Vinyan, soit un polar costaud équipé d’un script qui l’est tout autant, les non moins charpentés JoeyStarr et Gérard Lanvin pour assurer les rôles principaux, bref des gros bras et des plus gros moyens. Fini le cinéma-trip expérimental, place au thriller «à la française» mais qui la joue «à l’américaine», avec faux airs d’Olivier Marchal, si bien qu’il ne ressemble plus du tout à Fabrice Du Welz. Ce n’est pas que le projet soit trop costaud, mais le tournage est une «cata» – pas le diminutif de «catharsis» mais de «catastrophe» : Gérard Lanvin et JoeyStarr ne veulent plus revenir sur le plateau tant qu’il y a Du Welz – à la fin de l’histoire, c’est le réalisateur qui, symboliquement, meurt. Et du côté du spectateur? Il y a le regret, bien vivace, d’être passé à côté d’un super film qui n’existera, au final, que dans sa tête. Et ce sentiment d’empathie vis-à-vis d’un type qui a un sacré caractère, aussi tempétueux soit-il, qui impose une vision, qui veut bien faire autant qui sait ce qu’il ne veut pas; en l’occurrence, Du Welz refuse la paternité de Colt 45, finalisé par Frédéric Forestier et Roberto De Angelis.
«Happy end»? Oui, quand même, presque, car Alleluia sort quelques mois plus tard; ce sera son cri de victoire. Et, dans cette histoire d’amour fou ou de folie amoureuse, c’est un retour à l’horreur, puisque le film marche sur les traces des Honeymoon Killers (Leonard Kastle, 1970). Le cinéaste retrouve son Laurent Lucas de Calvaire et l’image est rendue vibrante grâce aux prouesses de Manu Dacosse, brillant chef op’ à qui l’on doit, notamment, Amer (Hélène Cattet et Bruno Forzani, 2010). Pourtant, contrairement à l’hommage esthétique au giallo qu’est Amer et à Vinyan, il ne s’agit pas d’un ovni de pures sensations et non narratif; et puis paradoxalement, pour un faux remake, c’est un film ultrapersonnel. Alors qu’Alleluia cartonne en festivals, il s’avère fort mal distribué donc peu vu. Et c’est dommage, car il s’agit d’un des meilleurs films de genre des années 2010.
Encaisser le choc
Étape suivante : avec Message from the King (2017), Du Welz s’éclipse à Los Angeles et fait, par extension, son «film américain», littéralement. Il est possible de le voir aussi comme le Colt 45 abouti ou alors un inédit de «blaxploitation» revu par un Paul Schrader qui adapterait James Ellroy. Succès très relatif, mais pas grave : Du Welz revient aux sources du genre et retrouve le bon équilibre entre le trouble horrifique et le film d’auteur, avec Adoration (2020) et Inexorable (2022), le second ayant été réalisé, selon les propos du réalisateur, en réaction au premier. Du Welz réalise aussi un rêve d’enfant : tourner avec Benoît Poelvoorde. Pas de surprise, sur le tournage, entre les deux fortes têtes, ce n’est pas toujours de tout repos. En tout cas, via ce diptyque, d’une délicatesse rugueuse, Du Welz se révèle fortiche dans le hors-champ, du non-dit donc du non-montré, ce qui donne à son cinéma une puissante ampleur tragique. C’est ça la maturité, l’apaisement?
Soit, mais Du Welz n’a pas fini d’en découdre, d’avoir le sang chaud : en plus de revenir sur sa terre natale et dans les années 1990, Le Dossier Maldoror démontre une envie de cinéma plus coriace que jamais. Au programme : 2 h 30 de film, un rythme soutenu à déclencher des arrêts cardiaques, une bande-son grandiose au cordeau ou «à la Morricone» composée par Vincent Cahay, une ambiance suffocante, un héros dont l’obstination pour son enquête rappelle celle de Du Welz pour le septième art. Et le tout pour aborder un dossier qui nécessite un certain souffle émotionnel et cinématographique – l’affaire Dutroux. Fabrice Du Welz y est arrivé et il est arrivé : son chef-d’œuvre «fincherien» devrait mettre un terme à tous les malentendus.
Le Dossier Maldoror, de Fabrice Du Welz. Sortie mercredi.