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[Cinéma] Dogme95, une certaine tendance du cinéma danois


Premier film du Dogme, Festen explose tous les carcans du cinéma dominant. Une œuvre phare, énervée et visionnaire. (Photo : nimbus film)

À l’occasion des 30 ans du Dogme95, la Cinémathèque propose en mai une rétrospective en quatre films cultes. Retour sur un mouvement qui a défié les règles esthétiques, éthiques et économiques du cinéma en inventant les siennes.

Le 20 mars 2005, Lars von Trier annonce la mort du Dogme95. Soit dix ans jour pour jour après son lancement officiel, sous la forme d’un happening sur la scène du théâtre de l’Odéon, à Paris, lors d’un colloque en lien avec le centenaire du cinéma. Ce 20 mars 1995, donc, le chef de file du nouveau cinéma d’auteur danois, était invité (avec Costa-Gavras, Abbas Kiarostami, les frères Taviani, James Gray et tant d’autres) à réfléchir à l’avenir du cinéma. Von Trier sera bref : «Depuis dix ans, le cinéma est devenu minable. Que pouvons-nous faire contre ça? J’ai écrit un texte…» Imprimé sur des tracts rouges, le manifeste du Dogme95 contenant le «vœu de chasteté» auquel s’engagent les deux signataires, Lars von Trier et Thomas Vinterberg, est distribué au public, et, après en avoir fait la lecture, le Danois quitte la salle.

Derrière la provocation, le texte prône le renouvellement des formes et de la pratique à travers dix règles, parmi lesquelles l’interdiction pour le réalisateur de signer son œuvre, l’interdiction d’utiliser accessoires, décors, lumières artificielles ou effets sonores extérieurs au lieu de tournage, l’obligation de filmer caméra à la main… Autant de restrictions visant à désacraliser la figure de l’auteur en mettant notamment l’accent sur l’urgence de la créativité, mais aussi, dans le même temps, à contester l’emprise du cinéma mainstream sur les formes artistiques et les modes de production en vigueur dans les industries nationales. Autrement dit : libérer le cinéma de son innocence, de «cette façon particulière de faire des films, quasiment tenue pour acquise» dont «l’idée (est) de s’éloigner le plus possible de la réalité afin d’en créer une nouvelle, qui se révèle bien souvent inintéressante», jugeait ainsi Thomas Vinterberg dans un entretien avec Mette Hjort et Ib Bondebjerg publié dans The Danish Directors (2000).

Règles et confessions

Trois ans après la création du mouvement, son film Festen (1998) est le premier à recevoir le certificat du Dogme95. Vinterberg y met en scène l’implosion d’une famille bourgeoise lors d’une fête en l’honneur du patriarche, un cauchemar en plein jour où sont révélés les tensions, secrets et tabous du clan – qui sont aussi celles et ceux de tout un pays. Le message est clair : Dogme95 est un «mouvement politique», déclare en 2000 Peter Aalbaek Jensen, cofondateur de la société de production Zentropa avec Lars von Trier. Toujours en 1998, ce dernier dégaine Idioterne, où l’on suit un groupe d’antibourgeois qui déchaînent leur «idiot intérieur», défiant le politiquement correct en jouant les handicapés en public. Les deux films marquent le festival de Cannes, l’un par le succès (Festen recevra le prix du jury de Martin Scorsese), l’autre par le scandale (les vives réactions du public à la projection d’Idioterne, invectivant parfois directement Lars von Trier).

Les quatre «frères du Dogme» à bord de leur rutilante voiturette de golf à peinture camouflage. Photo : lars høgsted

Avec la comédie romantique Mifunes sidste sang (Søren Kragh-Jacobsen, 1999) et The King Is Dead (Kristian Levring, 1999), chacun des quatre «frères du Dogme» réalise – sans le signer bien sûr – son propre film. Et tous, à commencer par Thomas Vinterberg, ne tardent pas à livrer les «confessions» de leurs infractions (mineures) du code : Festen est filmé en vidéo et non en 35mm comme prescrit, le recours de Lars von Trier à des éléments de décor, même à une doublure (pour une scène de sexe non simulée) dans Idioterne, la manipulation de la lumière dans une scène de Mifunes sidste sang… «Je ne crois pas qu’il soit nécessairement crucial de suivre les règles du Dogme», commente en 2000 Lars von Trier, qui admet par la même occasion qu’«il est facile de reconnaître qui a réalisé quoi» parmi ces œuvres censées être anonymes. «La grande idée derrière les règles est que, en imposant des limites à la liberté, on encourage la liberté à l’intérieur de celles-ci.» Après leurs films, les «quatre frères» encouragent ainsi les réalisateurs à s’inspirer du projet pour «formuler un autre ensemble de règles – les nôtres ne sont qu’une proposition». Déchirer le manifeste pour en écrire un nouveau.

Le Dogme au-delà des frontières

Il y a un autre paradoxe : le Dogme encourage la liberté dans la «chasteté», mais ce sont ces mêmes préceptes d’économie de moyens, de minimalisme formel et de travail local et collectif qui vont mettre le Danemark sur la mappemonde du cinéma contemporain. Au même moment naît une nouvelle génération de cinéastes (Nicolas Winding Refn, Anders Thomas Jensen, Ole Bornedal…) qui donnera un nouveau souffle au cinéma du pays : Pusher (Nicolas Winding Refn, 1996), film de gangsters poisseux et ultraviolent tourné dans la rue, s’impose immédiatement comme un film culte, et le thriller Nattevagten (Ole Bornedal, 1994), l’un des plus gros succès du cinéma danois dans les années 1990, s’exporte bien et connaît bientôt un remake américain. D’un côté, l’onde de choc du Dogme a pour effet d’aider à la revitalisation du cinéma danois à travers l’émergence de nouvelles voix; de l’autre, le Dogme devient un mouvement international et le paradoxe s’amplifie.

Entre 1998 et 2004, 35 films reçoivent leur certificat signé par les «frères du Dogme» (Vinterberg, von Trier, Søren Kragh-Jacobsen et Kristian Levring). Onze d’entre eux sont des films danois. En France, Jean-Marc Barr réalise Lovers (1999); en Corée du Sud, Daniel H. Byun tourne Interview (1999). En Argentine, en Italie, en Belgique, aux États-Unis aussi… Lars von Trier assure n’avoir été «impliqué en aucun cas dans les films du Dogme produits dans d’autres endroits du monde» : «Les réalisateurs les plus intéressants allaient chacun dans leur propre direction, (…) Cela veut dire aussi qu’ils s’emparent d’une série de règles et testent ses limites.» L’exemple le plus marquant est le film de l’insolent Harmony Korine, Julien Donkey-Boy (1999), ou la vie en apnée dans une famille dysfonctionnelle soumise à un patriarche abusif, joué avec une noirceur démoniaque par… Werner Herzog.

Si à l’époque, beaucoup ont fini par y voir un effet de mode, les fondateurs de cette initiative radicale, mais aussi leurs «diplômés», soulignent avoir pris l’exercice le plus sérieusement du monde. Et pour cause, plaide Lars von Trier : «On a besoin de ce type de films (…) Le besoin de revenir aux bases, auquel répondent les règles, est plus urgent aujourd’hui que jamais auparavant.» Lui-même continue de s’imposer des restrictions semblables à celles du Dogme pour Breaking the Waves (1996), Dogville (2003) et Manderlay (2005), en crée de nouvelles dans le projet collaboratif Five Obstructions (2003, avec Jørgen Leth) et publie d’autres des pamphlets, comme en 1999 Open Film Town, un appel à «repenser» «le vieil idéal collectiviste (…) en relation aux nouvelles possibilités technologiques – et le Dogme95 correspond assez naturellement à cette idée». Trente ans plus tard, ou vingt ans après sa disparition, il serait bon de méditer sur les bienfaits d’un «vœu de chasteté»…

Le programme

FESTEN – DOGME 1 (Thomas Vinterberg, 1998) Lors de la réception donnée pour les 60 ans de Holger, son fils Christian révèle un lourd secret de famille. Premier film du Dogme, Festen explose tous les carcans du cinéma dominant et expose, à travers cette fête qui tourne autour d’une sordide histoire d’inceste et de suicide, tout ce que la société danoise espère garder caché : les petits secrets, les obsessions, les déviances, le racisme… Une œuvre phare du cinéma européen, énervée et visionnaire.

Le 13 mai à 19 h et le 27 mai à 18 h 30.

IDIOTERNE – DOGME 2 (Lars von Trier, 1998) Avant Idioterne, Lars von Trier jouissait d’une réputation avant-gardiste mais n’avait pas encore habitué le public à ses provocations. Ce film est l’une de ses plus osées et cyniques, questionnant la morale à tous les niveaux (y compris dans la manière de filmer «comme un idiot») pour mettre à jour les frontières morales d’une société. Gênant ou problématique pour beaucoup, transperçant de vérité pour d’autres, Idioterne reste l’un des films de son auteur qui soulève le plus de débat – c’est dire l’expérience.

Le 29 mai à 20 h 45.

MIFUNES SIDSTE SANG – DOGME 3 (Søren Kragh-Jacobsen, 1999) Le Dogme n’est pas seulement une affaire de transgressions : le geste artistique étant lui-même politique, n’importe quelle histoire peut être racontée sous son certificat. Søren Kragh-Jacobsen, connu au Danemark pour son passé de musicien et ses programmes télé destinés à la jeunesse, offre une comédie romantique solaire entre un jeune homme de la ville rattrapé par ses origines paysannes et une prostituée en fuite, qu’il engage pour l’aider à s’occuper de son frère.

Le 7 mai à 20 h 45.

ITALIAN FOR BEGINNERS – DOGME 12 (Lone Scherfig, 2000) Autre comédie romantique réaliste, sur le mode du film choral et largement plus accessible – il fut, de fait, le succès public majeur à l’intérieur du mouvement –, Italian for Beginners capture un instantané sensible d’une galerie de Danois paumés réunis autour de la langue italienne, qui réchauffe la froideur de leur monde. Dogme, «sweet» Dogme…

Le 21 mai à 20 h 30.

Cinémathèque – Luxembourg.