Ensemble depuis leur Autriche natale, le couple Severin Fiala et Veronika Franz s’est spécialisé dans des films dérangeants, souvent estampillés «épouvante», où le malaise répond à l’isolement et à la fragilité psychologique de leurs personnages.
Il y a ainsi eu Goodnight Mommy (2015), suivi de The Lodge (2019), modèles du genre à l’ambiance froide et à l’imagerie soignée. Honoré d’un Ours d’argent à la dernière Berlinale, Des Teufels Bad, traduit par The Devil’s Bath, soit leur troisième collaboration à la réalisation, semblait être une promesse de possessions et de diableries. Mais le titre est franchement trompeur : le mal dont il est question n’a rien de surnaturel ni de fantastique.
Tout est parti de Kathy Stuart, une historienne américaine qui s’est intéressée à d’étranges faits divers remontant aux XVIIe et XVIIIe siècles, dont 400 cas authentifiés et documentés rien que dans le monde germanophone. Le phénomène porte aujourd’hui un nom : le suicide par procuration. Comprendre qu’à l’époque, lorsque l’on souffrait d’une profonde dépression (le fameux «bain du diable»), il n’y avait pas de nombreuses solutions : on pouvait s’accrocher à la foi (catholique ou protestante), omniprésente, ou plonger dans un dur labeur, celui propre au quotidien des campagnes. Mais se donner la mort n’était pas envisageable : le geste était considéré comme le pire des péchés, menant à la damnation éternelle.
Restait une dernière option, radicale : commettre un crime (le plus souvent sur des enfants purs et innocents), se rendre à la justice et se confesser pour être lavé de ses péchés (et ainsi accéder au paradis), avant d’être exécuté sur la place publique. C’était le cas d’une certaine Ewa Lizlfellner, dont le témoignage a inspiré le film, et qui, pour justifier son crime, a déclaré : «Je voulais quitter le monde».
J’ai tout empoisonné avec mes idées folles
La caméra du tandem se tourne alors vers Agnes, jeune femme pleine de vie qui aime les longues promenades en forêt et jouer avec les papillons. Mais son naturel poétique et ses airs évanescents s’accommodent mal d’un destin tout tracé : quitter sa famille, se marier, devenir une mère et une bonne épouse. Pire, les maigres espoirs qu’elle avait disparaissent face à l’impuissance de son mari et la présence toxique de sa belle-mère. Son horizon est bouché et elle sombre dans la mélancolie, poussée vers l’impensable…
Des Teufels Bad, avec sa fascination pour la vie paysanne au XVIIIe siècle qu’elle scrute dans les moindres détails, rappelle le cinéma de René Allio – Les Camisards (1972) ou encore Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (1976) – avec ce point commun d’une longue descente aux enfers. Ici, le point de vue est double : d’un côté, un regard quasi sociologique sur le peuple des campagnes, ses conditions de vie misérables, son folklore païen (comme le jeu consistant à écraser la tête d’une poule façon colin-maillard), ses croyances et l’exténuant travail de la terre, partagé par tous. De l’autre, une vision intérieure et émotionnelle, celle de l’héroïne qui, peu à peu, perd pied, s’isole, disparaît dans les bois, se fait du mal… avant de finir comme une marionnette désarticulée qui ne trouve plus sa place dans le monde. «J’entraîne tout le monde dans le malheur avec moi», souffle-t-elle après une énième crise.
Pour incarner cette figure au bord du gouffre, les mélomanes auront reconnu l’Autrichienne Anja Plaschg, alias Soap&Skin, auteure d’albums délicats mais un brin plombants, porté par des ballades mélancoliques et une voix fantomatique (notamment son premier, Lovetune for Vacuum, en 2009). Outre la musique du film, dont elle s’est également chargée, elle occupe tout l’espace de cette production qui mêle naturalisme et onirisme sombre. Au fourneau sous la flamme d’une bougie, comme dans une peinture de Georges de La Tour, ou cherchant des réponses dans la prière face à ce mal qui la ronge de plus en plus, l’actrice est touchante d’humanité. Dans sa lente chute, elle rappelle ce qui reste toujours un tabou aujourd’hui : savoir accepter ses faiblesses, ses erreurs et ses échecs, pour s’aimer malgré tout.
Des Teufels Bad de Severin Fiala & Veronika Franz avec Anja Plaschg, David Scheid, Maria Hofstätter…
Genre drame / thriller
Durée 2 h 01