En 55 ans de carrière, Isabelle Adjani, star du cinéma français, demeure toutefois un mystère, une énigme. À l’occasion de la parution d’une biographie épistolaire, plongée dans le mystère qu’est le «mythe Adjani».
Voix soyeuse, un jour, elle a confié : «Actrice, mes parents trouvaient que ce n’était pas un métier convenable : il ne fallait pas attirer l’attention, ne pas faire de bruit… J’ai fait tout le contraire, je me suis même mise à chanter!» À 14 ans, Isabelle Adjani a débuté au cinéma dans Le Petit Bougnat (Bernard Toublanc-Michel, 1970); deux ans plus tard, elle est sur la scène du théâtre de l’Odéon, à Paris, et joue dans La Maison de Bernarda, une pièce écrite par Federico García Lorca et mise en scène par Robert Hossein.
L’année suivante, elle entre à la Comédie-Française. Elle deviendra star comme le furent Ava Gardner, Marilyn Monroe et Greta Garbo, comme l’est Catherine Deneuve… Cinquante-cinq ans après, beauté magnétique, Isabelle Adjani est toujours là, cinéma, théâtre, chanson – si proche, si lointaine. La journaliste et écrivaine Elizabeth Gouslan s’est intéressée au sujet, et publie À la recherche d’Isabelle Adjani, une biographie épistolaire. Comme tant et tant, elle a tenté de percer le mystère – en vain. Parce que, de L’Histoire d’Adèle H. (François Truffaut, 1995) à La Reine Margot (Patrice Chéreau, 1994), de La Dame aux camélias au Vertige Marilyn, Isabelle Adjani est multiple, donc, unique. La preuve en cinq nuances.
Le petit monstre
Au printemps 1954, Françoise Sagan, une jeune femme de 18 ans et quelques mois, publie Bonjour tristesse. L’honorable romancier François Mauriac qualifie la nouvelle venue de «charmant petit monstre». Le qualificatif est repris, vingt ans plus tard, pour qualifier cette jeune comédienne qui brille au cinéma et au théâtre. On sait alors qu’elle est née le 27 juin 1955 à Paris d’un père kabyle et d’une mère allemande, qu’elle a grandi à Gennevilliers, en banlieue nord-ouest parisienne, a étudié au lycée et est remarquée par la professeure de français. Déjà, on note son regard d’un bleu polaire et sa silhouette lunaire. À la télévision encore en noir et blanc, on la voit, ingénue libertine, dans L’École des femmes de Molière, donner la réplique à Bernard Blier qui joue le vieux mari. Jamais comme elle, une comédienne n’a dit : «J’étais sur le balcon à travailler au frais, lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès, un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue, d’une humble révérence aussitôt me salue»…
La romantique
En voyant Isabelle Adjani à la télé dans L’École des femmes et au cinéma dans La Gifle (Claude Pinoteau, 1974), François Truffaut n’a aucun doute : il a fait passer un casting à une centaine de jeunes filles mais là, pour son nouveau film, il tient son Adèle H. Homme qui aimait les femmes, il raconte longuement Isabelle Adjani dans l’hebdomadaire L’Express qui, en 1974, lui consacre sa une. À des proches, le réalisateur vante cette jeune comédienne magnifiquement romantique, qui sait jouer l’insolence et le chagrin. Partout, il n’y en a que pour la «jeune actrice prodige». Adjani partout, objet de tant et tant de désirs (in)avoués, phénomène de société, mais que sait-on alors d’elle? Quasiment rien. Elle dit, déjà puis encore et toujours : «J’espère avoir les capacités requises pour accomplir un travail difficile physiquement et mentalement.»
L’icône
Très vite, Isabelle Adjani a vécu le succès. Lors du tournage d’Adèle H., le réalisateur François Truffaut écrit : «Je ne connais pas Isabelle Adjani.» Plus tard, alors qu’ils ont tourné ensemble Peter von Kant (2022), le cinéaste François Ozon confia : «Isabelle Adjani déclenche les passions». Ce à quoi elle répondit : «Je n’ai jamais compris pourquoi.» Icône du cinéma, du théâtre et même de la chanson – avec deux albums indispensables, Pull marine (1983), et Adjani, bande originale (2023) –, elle paraît inaccessible. En fait, «elle ne se surexpose pas, c’est sa force», selon Elizabeth Gouslan. Et, définitif, le comédien et metteur en scène Francis Huster assure : «Isabelle Adjani, c’est Sarah Bernhardt!»
La mystérieuse
«Qui est donc Isabelle Adjani?» La question revient, encore et encore. Jeune fille, elle a été l’héroïne des magazines de papier glacé. Le succès lui a coûté très cher, avec une traversée du désert dans les années 1990-2000. Il en est même qui, alors, la disaient morte… Dans un récent entretien, elle confiait : «Plus une femme s’affirme et plus la résistance est grande, plus elle se met en péril…» Elle entretient savamment le mystère et, de sa vie privée, elle offre le minimum syndical – «je ne m’exprime que lorsque j’ai des choses à dire». Voilà peu, après avoir interprété seule en scène Le Vertige Marilyn, elle disait : «Mes priorités sont très basiques : ma famille, mes deux fils Barnabé et Gabriel-Kane, les deux enfants de mon frère Éric qui n’est plus de ce monde. Mon travail d’actrice et de chanteuse. Et la cause animale… Tout ça est basique mais très prenant.»
L’engagée
«En tant qu’artiste, j’espère que mon travail contribue parfois à regarder et à ressentir le monde différemment, à ouvrir des perspectives là où tout paraît bouché. Quand je sens que je peux utiliser ma notoriété pour faire passer les messages de militants remarquablement constants et courageux, je le fais sans pour autant me prendre pour une activiste.» Ainsi, Adjani a accompagné SOS Racisme, le droit au logement, la cause féminine, milité pour la paix en Algérie ou encore le soutien aux femmes iraniennes (en coupant, en un geste symbolique, une mèche de ses cheveux), et signé en 2018 une tribune «pour sauver la planète». «Je suis une actrice passionnée, pas une pasionaria», dit-elle…
«Isabelle Adjani, c’est le Petit Prince»
Belle plume du journalisme culturel, dans sa biographie épistolaire À la recherche d’Isabelle Adjani, Elizabeth Gouslan décode le phénomène de société qu’est l’une des comédiennes hexagonales les plus connues dans le monde et tente de percer les mystères.
Votre premier souvenir d’Isabelle Adjani?
Elizabeth Gouslan : Bien que journaliste culture dans plusieurs journaux, je n’ai jamais rencontré Isabelle Adjani. J’espérais pouvoir l’interviewer, ça ne s’est jamais fait. Comme disait François Truffaut, « je ne connais pas Isabelle Adjani »…
Pour cette biographie, vous avez tenté de l’approcher?
Non. Je ne voulais pas une biographie classique, à l’américaine. La forme épistolaire m’a paru toute indiquée pour raconter cette actrice prodigieuse, surdouée, publique et secrète, largement au-dessus de toutes les autres… La génération de la fin des années 1970 a eu, avec elle, son égérie. Elle représentait la fraîcheur, la modernité, capable qu’elle était d’être paradoxale en jouant aussi bien dans La Gifle qu’en incarnant Adèle H.
Très tôt, elle a connu le succès…
À 14 ans, elle apparaît pour la première dans un film. Très vite, elle va être cooptée, sollicitée. Et quatre plus tard, elle est à la Comédie-Française. Elle brille dans le répertoire classique.
Elle est née et a grandi dans une famille sans grands moyens. Elle est devenue un « transfuge de classe » mais n’en fait pas commerce…
Isabelle Adjani a un supplément d’âme, une éloquence époustouflante. Mais c’est vrai que jamais, comme Annie Ernaux ou d’autres, elle n’est à se repaître dans ce statut. Elle a toujours eu l’élégance de ne pas le faire.
Siva, star, mythe : lequel de ces trois mots lui correspond le mieux?
Je dirais plutôt qu’elle est « un classique français », je crois que ça lui conviendrait bien, surtout s’il est masculinisé! On la dit paresseuse, mais quand on a incarné les plus grands personnages comme Adèle H., la Reine Margot ou encore la Dame aux camélias, et qu’on a condensé une histoire de la littérature, que peut-on attendre? Ce qu’elle a fait au fil des années est admirable parce que tout est original.
Elle n’a pas été épargnée pour ses engagements politiques et sociétaux…
Surtout, elle a payé cher ses succès. Dans les années 1980-1990, on lui a infligé une douleur terrible, elle a été lynchée parce que trop adorée. Clouée au pilori.
Pour vous, quel est le plus beau rôle qu’elle a tenu, au cinéma ou au théâtre?
Sans hésiter, Adèle H. On n’a jamais montré avec autant de génie et de subtilité le désespoir amoureux. Sûrement parce qu’Isabelle Adjani a la religion du verbe, l’amour des mots et des grands auteurs…
S’il vous fallait définir Isabelle Adjani?
C’est le Petit Prince de Saint-Exupéry. Elle a ce côté lunaire, inaccessible, poétique…
Recueilli par Serge Bressan
À la recherche d’Isabelle Adjani,
d’Elizabeth Gouslan. L’Archipel.