Horizonte est un puissant drame métaphysique sur la violence de la guerre civile colombienne et ses conséquences, coproduit au Luxembourg. Rencontre avec son réalisateur, César Augusto Acevedo.
Absent de l’avant-première luxembourgeoise de Horizonte début mars, au LuxFilmFest, César Augusto Acevedo n’aura pas non plus l’occasion de présenter son film, au cinéma depuis mercredi, aux spectateurs du Grand-Duché. Lauréat en 2015 au festival de Cannes de la Caméra d’or pour son premier long métrage, La tierra y la sombra, le cinéaste colombien propose avec son deuxième film un voyage métaphysique et immersif des deux côtés de la guerre civile en cours dans son pays depuis soixante ans, et qui a fait des millions de victimes. Le voyage de deux fantômes, une mère et un fils, chacun d’un côté de la guerre, qui traversent les lieux dans lesquels ils ont subi ou perpétré les pires atrocités. Pas de sang ni d’actes violents à l’écran, mais une bande sonore qui, en appelant à l’imagination du spectateur, tente de percer l’horreur réelle de la guerre. «Nous avons réalisé toute la partie sonore au Luxembourg», explique César Augusto Acevedo de ce film coproduit par Tarantula, évoquant une expérience «émotivement très intense».
Vous avez réalisé votre premier long métrage, La tierra y la sombra, en 2015. Pourquoi avez-vous souhaité raconter cette histoire maintenant?
César Augusto Acevedo : Il m’a fallu dix ans pour faire Horizonte, car j’ai beaucoup réfléchi à la violence et au contexte dans lequel on vit en Colombie. Ce film, qui raconte en creux ma propre relation à ce pays, est né de mon propre désespoir : je ne comprenais pas pourquoi on continuait à s’entretuer, d’autant plus que les enfants qui ont poursuivi cette guerre des deux côtés sont nés de la même terre. En 2016, il y a eu un référendum, la population devait voter pour ou contre la paix avec les FARC, le principal groupe armé du pays. Et les gens ont voté non. Ce résultat a porté un grand coup à notre société : nous avons perdu tout espoir de paix, donc de changement, dans notre pays. Il a été très difficile pour moi de comprendre pourquoi nous étions à ce point à l’aise avec la violence, pourquoi nous éprouvions si peu d’empathie. Il est vraiment dur de continuer à se sentir humain lorsqu’on est entouré par tant d’inhumanité. Je crois que Horizonte cherche à nous connecter à nouveau avec notre humanité, qu’il nous dit que tout espoir n’est pas perdu sur cette terre.
Quel travail de recherche a été nécessaire à l’écriture du film? La situation des deux protagonistes, une mère et un fils chacun d’un côté de la guerre, est-elle commune?
D’abord, ce film est basé sur ma propre expérience, autrement dit sur ce dont j’ai été directement témoin ou sur ce que j’ai pu traverser en vivant dans ce pays. J’avais aussi en tête des conversations que j’ai eues – pas seulement au cours des enquêtes que j’ai menées en travaillant sur ce film mais durant toute ma vie, car il est très difficile de trouver quelqu’un, en Colombie, qui n’a jamais été touché, de près ou de loin, par ce conflit armé. Le troisième point, et le plus important, concerne le « dialogue national » qui a eu lieu à la suite du référendum : c’était l’occasion d’entendre la parole des victimes et des bourreaux. Je crois qu’il était très important d’aborder le sujet sous les deux angles afin de comprendre cette guerre en profondeur, comment elle a détruit notre contexte moral et spirituel. C’est pour cela que mes personnages sont une mère et un fils : ils incarnent le lien humain et émotionnel le plus fort qui soit, mais malgré cela, ils ne se reconnaissent pas. À travers eux, je voulais aussi exprimer l’idée que nous faisons tous partie de ce conflit : comment différencier les bons et les mauvais quand tout le monde est concerné de la même manière?
Horizonte parle de sacrifice moral et physique, nécessaire pour toucher à l’humanité profonde de l’individu. Cette valeur s’est-elle perdue dans nos sociétés, touchées ou non par la guerre?
Le sacrifice, par définition, est l’acte de se donner à l’autre sans conditions. J’ai découvert à quel point il était difficile, pour nous, de comprendre l’autre si on ne pense pas la même chose, avec la même logique de pensée, en même temps. C’est impossible. Alors, le seul moyen d’avancer ensemble sur le même chemin, c’est par le dialogue. Au cours de leur voyage, les deux personnages ne peuvent pas avancer l’un sans l’autre : le fils a besoin de la mère, et la mère a besoin du fils. C’est simplement à travers cette compréhension mutuelle qu’ils peuvent commencer à trouver l’amour, le pardon et la réconciliation dont ce monde a terriblement besoin. Plus celui-ci nous paraît terrible et cynique, plus nous devons créer des idéaux qui aillent à l’encontre de cela et qui, ainsi, nous donnent de l’espoir.
J’ai voulu m’exprimer du point de vue des mots (…) pour dialoguer avec les vivants
En tant que metteur en scène, vous sacrifiez aussi la violence à l’image pour l’exprimer à travers le son…
Ce qui m’intéressait était moins d’aborder les raisons politiques, économiques ou idéologiques de la violence du conflit, mais plutôt de soulever des questions métaphysiques en relation avec la guerre. C’est pour ça que j’ai voulu m’exprimer du point de vue des morts, des millions de personnes tuées et kidnappées dans mon pays. Je voulais penser à eux, non pas comme des statistiques ou des numéros, mais comme des personnes qui avaient des familles, des rêves, des choses à accomplir dans leur vie. Afin de créer cet univers, il me semblait juste de raconter pourquoi ils sont morts : partir du fini pour parler de l’infini. Mon intention n’était pas de faire une histoire de fiction enfermée dans le passé, mais bien de dialoguer avec nous, les vivants, ceux qui ont encore une opportunité d’apporter un changement.
Cela m’a amené à réfléchir aux possibilités que permet le cinéma pour exprimer cette idée, sans montrer un inventaire de l’horreur, mais bien la conséquence de tout cela. Un fait moral et éthique : on ne peut pas représenter cette violence telle qu’elle s’est déroulée. Le film, en effet, ne montre pas une goutte de sang ni aucun acte violent. Le son me semblait en appeler beaucoup plus à l’imagination : au spectateur de recréer, dans cette expérience sensorielle et émotionnelle, ce qu’il s’est réellement passé.
Nous vivons aujourd’hui à l’ère de la « post-vérité » – une expression qui en remplace une autre, celle du mensonge triomphant. En réalisant un film introspectif, métaphysique et immersif comme Horizonte, souhaitiez-vous remettre en question ces représentations dangereuses de la réalité?
Les personnages sont une mère et son fils, mais aussi une victime et un bourreau. Le cas de Basilio est celui d’un homme qui, pendant la guerre, est passé du statut de victime à celui d’exécuteur. Pendant son voyage, il opère une autodestruction spirituelle, morale et physique qui le transforme. De l’autre côté, la mère apparaît d’abord faible, elle parle peu, ne comprend pas ce qui se passe, mais elle a gardé en elle des idéaux très forts. Une fois confrontée à la destruction du monde, elle perd ses valeurs, et cela finit par la détruire. Pas parce que ces idéaux ne sont pas nécessaires, mais parce qu’ils ne sont pas en harmonie avec le monde dans lequel on vit. Ce film invite donc le spectateur à comprendre que c’est notre même capacité à détruire qui peut nous permettre de créer. De même que l’on sait causer des plaies, on sait aussi les guérir. De même que l’on peut croire que tout est perdu, on peut chercher l’espoir.
La relation de ce film à la vérité est donc plus philosophique : elle a à voir avec notre capacité à aimer et à prendre soin de l’autre. Les guerres existeront toujours : aujourd’hui, on vit à nouveau cette tragédie complexe et décourageante. Il est nécessaire que cette vérité politique, historique et idéologique reste présente en nous, car c’est de cette manière que l’on peut garder notre humanité intacte.
Le pardon et la réparation sont-ils suffisants pour tourner la page d’un tel conflit?
Il y a beaucoup de monde dans ce pays qui pensent que des gens comme Basilio, il faut les assassiner, les faire disparaître, les enfermer et les oublier pour toujours, qu’il s’agit de la seule solution pour mettre fin à la violence. Le film nous dit que, si on fait disparaître ces gens, on fait aussi disparaître les opportunités de vérité, de justice et de réparation que cette guerre doit aux victimes et aux survivants. Le titre, Horizonte, ne signifie pas seulement la ligne qui sépare la terre du ciel, c’est aussi la direction vers laquelle nous marchons en tant que société. C’est nous, avec ce que l’on a dans nos cœurs, qui avons le pouvoir de changer l’horizon vers lequel nous voulons avancer. L’unique acte de pardon dans le film vient de ces deux personnages qui ont partagé leurs expériences de ce monde : c’est la première étape vers le changement nécessaire.
Vous dites que ce film est né de votre propre relation à votre pays : a-t-il été montré? Comment a-t-il été reçu?
En avril, le film aura sa première nationale au festival du film de Cartagena, puis il sortira au cinéma en juin. Je suis très curieux de voir quelles discussions le film pourra soulever. En Colombie, on n’a pour l’instant pu faire qu’une petite projection dans les villages où nous avons tourné, devant les locaux qui ont participé au film. La grande majorité d’entre eux n’était jamais allée au cinéma, c’était la première fois qu’ils voyaient un film sur grand écran. Beaucoup de gens pensent que mes films s’adressent à un public ayant un certain niveau d’éducation; en réalité, je ne pense pas à cela quand je fais un film. Malgré son aspect métaphysique et poétique, le film a fait réagir très fortement ces spectateurs, qui ont vécu dans les mêmes lieux où l’on a tourné des choses terribles. C’était très beau.
Horizonte,
de César Augusto Acevedo.
En salles.