Céline Sciamma, de retour en salle avec Petite Maman, explore depuis une quinzaine d’années les identités féminines. Et est devenue l’un des porte-drapeaux d’un féminisme de combat, au cinéma et au-delà.
Trois ans de tourbillon #MeToo dans le cinéma, les questions du genre ou du consentement qui deviennent centrales… «J’ai la sensation de vivre un moment que je n’envisageais même pas», témoigne la réalisatrice, âgée de 42 ans. Cette «révolution», la native du Val d’Oise, ancienne élève de la Fémis, s’y consacre depuis plusieurs années. Elle est en tout cas de tous les combats : au collectif 50/50 pour l’égalité, avec une médiatique montée des marches à Cannes en 2018, par 82 femmes, pour dénoncer leur marginalisation, à la Société des réalisateurs de films, parmi les signataires de la tribune qui aboutira au profond renouvellement des César…
Fin avril, elle était aussi de la première grande marche des lesbiennes depuis 40 ans, aux côtés de militantes comme Alice Coffin ou de l’actrice Adèle Haenel, une très proche, qu’elle a révélée à l’écran, dont elle a été la compagne et qui a brisé l’omerta sur les violences sexuelles dans le cinéma français. Yeux bleu-vert, cheveux blonds, cette réalisatrice aux mots pesés mais acérés lutte aussi contre les violences policières, aux côtés de la chanteuse Camélia Jordana, du réalisateur Ladj Ly ou de l’actrice Aïssa Maïga…
«On est au cœur d’un grand moment d’avancée, de prise de conscience et de diagnostic collectif», constate Céline Sciamma, dont Petite Maman a été sélectionné à la Berlinale et qui sait que ses combats rencontrent une «résistance à la mesure des belles impulsions». Où puise-t-elle son énergie? «La conscience des oppressions, nos révoltes et nos plus grandes colères viennent de très loin», y compris de l’enfance, un âge dont elle garde «la vitalité». Et qu’elle a filmé à plusieurs reprises : dans Petite Maman mais aussi en 2014 dans Tomboy, l’histoire d’une petite fille qui se veut garçon, qui lui vaudra les foudres de l’association catholique intégriste Civitas.
On est au cœur d’un grand moment d’avancée, de prise de conscience et de diagnostic collectif
Petite Maman, voyage dans le temps et l’intime
Car Céline Sciamma, qui dénonçait en 2020 dans The Guardian le conservatisme «bourgeois» du cinéma français, est d’abord une réalisatrice admirée, qui revendique d’impliquer actrices et spectateurs dans une «expérience». Son aura dépasse largement les chiffres au box-office tricolore (autour de 300 000 spectateurs en salle pour les trois derniers). Son Portrait de la jeune fille en feu a été encensé à l’international et y est devenu l’un des deux films français à dépasser en 2020 le million de spectateurs depuis leur sortie (1,47 million) juste devant J’accuse de Roman Polanski, dont les féministes n’ont de cesse de rappeler qu’il est accusé de viol.
Cette histoire d’amour entre une femme à marier au XVIIIe siècle en Bretagne (Adèle Haenel) et la peintre venue faire son portrait (Noémie Merlant) l’a définitivement inscrite comme réalisatrice qui compte. Le film, prix du scénario en 2019 à Cannes, est devenu une référence du «regard féminin» au cinéma, qualifié de «geste révolutionnaire» par la spécialiste Iris Brey pour sa façon de montrer un désir «sans domination». Le Portrait de la jeune fille en feu a «représenté un séisme» en France, où il «n’y avait rien eu de comparable», selon la militante lesbienne et présentatrice d’ARTE Marie Labory. C’est épaulée par le cinéaste Xavier Beauvois à sa sortie de la Fémis que cette diplômée en lettres, lectrice d’Annie Ernaux et admiratrice de David Lynch, réalise son projet de fin d’études.
Ce sera Naissance des pieuvres (2007, prix Louis-Delluc), un film qui la propulse, ainsi qu’Adèle Haenel, en racontant la découverte de l’homosexualité à l’adolescence. En 2014, elle consacrera Bande de filles à «la construction de l’identité féminine» et aux «assignations» que vivent des adolescentes noires de banlieue. Céline Sciamma a également écrit pour les autres. André Téchiné, dont elle fut coscénariste pour Quand on a dix-sept ans (2016), dira avoir trouvé chez elle un «appel vers l’émancipation», «quelque chose qui faisait qu’on ne sortait pas plombé, que le cinéma gardait son caractère enchanté».
Grégory Cimatti
Quand une fillette devient l’amie d’enfance de sa propre mère : avec Petite Maman, Céline Sciamma offre un voyage dans le temps onirique et déroutant, propice à l’introspection familiale. Le film raconte l’histoire d’une petite fille de huit ans, Nelly, qui perd sa grand-mère. Après un adieu à la maison de retraite, elle part avec ses parents vider la maison de l’aïeule, nichée dans les bois. La mère s’en va. Nelly reste seule avec son père, et part explorer la forêt. Près d’une cabane construite au pied d’un arbre par sa mère enfant, elle rencontre une petite fille, prénommée Marion… comme sa mère, et qui devient sa «petite maman».
Le film joue de ces allers-retours temporels : la petite Nelly se liant d’amitié avec sa maman redevenue petite, inventant des histoires, cuisinant des crêpes ou courant dans les bois. Selon la réalisatrice, Petite Maman offre une «expérience abolissant le passé, le présent et les âges» qui laisse une très grande place d’interprétation au spectateur. «Rencontrer ses parents, mais enfants, c’est presque un fantasme secret, et j’espère que ça va devenir un fantasme collectif» avec ce film, dit la cinéaste.
Tourné en extérieur dans le Val-d’Oise, où elle a grandi, et pour les scènes intérieures en studio pour donner une atmosphère «totalement intemporelle», le film est porté par ses deux jeunes actrices, deux sœurs jumelles, Gabrielle et Joséphine Sanz, qui se prêtent avec naturel au jeu du cinéma. Pour brouiller les pistes, Céline Sciamma les a habillées de vêtements chinés sur internet, après avoir scruté des photos de classe des années 1950 à aujourd’hui, établissant un catalogue des pièces de mode les plus intemporelles des dernières décennies.
«Le film est aux prises avec des questions que l’on traverse ensemble avec les enfants, comme celle du deuil», explique Céline Sciamma. «On s’adresse toujours aux enfants comme des citoyens du futur, mais ce sont des citoyens du présent, qui vivent toutes les crises.» Petite Maman, mûri avant la pandémie et tourné à l’été 2020, peut désormais trouver un sens encore plus «urgent». «Ce film est fait pour rester dans votre tête afin qu’il puisse vous consoler et qu’il vous donne de l’imagination», espère la cinéaste, qui l’a pensé pour que les enfants puissent le voir avec leurs parents, voire leurs grands-parents.
Petite Maman, de Céline Sciamma.