De sa cape à son accent glaçant, Dracula est le premier nom qui vient à l’esprit quand on parle de vampire. Depuis le livre de Bram Stoker paru en 1897, le mythe se régénère sans cesse à l’écran. À l’occasion de la sortie mercredi du Dracula signé Radu Jude, retour sur 100 ans de métamorphoses.
L’histoire d’un comte
Lorsque Bram Stoker publie Dracula, il ne s’imagine pas que son vampire deviendra un mythe mondial, une star. Son roman épistolaire, où un aristocrate transylvain assoiffé de sang sème la terreur de Londres aux Carpates, s’impose comme un pilier de la littérature gothique.
Selon le Livre Guinness des records, Dracula est le personnage de roman le plus adapté à l’écran – il est question de plus de 700 apparitions, tous supports confondus. Le cinéma ne tarde pas à s’en emparer. Un film russe, Drakula (1920), aurait été le premier, mais aucune copie ne subsiste et certaines sources nient son existence.
C’est Nosferatu de F. W. Murnau (1922) qui reste l’adaptation fondatrice, en tant que version non autorisée du roman où le comte devient Orlok, créature cadavérique aux longues griffes. Œuvre phare de l’expressionnisme allemand, Nosferatu marque la rétine avec l’ombre du vampire qui escalade un escalier, sauf que la veuve de Stoker attaque Murnau pour plagiat, jusqu’à obtenir en 1924 la destruction du film. Des copies clandestines survivent, et le vampire est sauvé du bûcher.
C’est à partir de 1931 que le comte commence à parler à Hollywood. Produit par Universal, le Dracula de Tod Browning introduit le vampire dans la culture populaire : Béla Lugosi, qui l’a déjà incarné au théâtre, le joue en cape et smoking, le regard perçant et la diction traînante – son charme inquiétant séduit les foules.
Avec sa chevelure gominée, son accent d’Europe de l’Est et ses répliques («Je ne bois jamais… de vin»), Lugosi grave dans la mémoire l’image du vampire aristocrate.
Tourné à l’aube du cinéma parlant, le film cultive une ambiance «dark» et sans l’usage de la musique pour appuyer la terreur dans le ventre. À l’instar de Frankenstein, sorti la même année, Dracula ouvre l’âge d’or des monstres Universal. Il est un visage de l’horreur.
Le visage changeant du vampire
Dès les années 1950, le cinéma réinvente Dracula, quitte à s’éloigner de Stoker. En 1958, près de trente ans après Lugosi, Christopher Lee incarne un Dracula plus sauvage dans Horror of Dracula, produit par la Hammer.
Ce comte aux crocs proéminents et au regard injecté de sang la joue bestial, loin de la retenue théâtrale de Lugosi. Le film de Terence Fisher n’hésite pas à non plus montrer ce que son prédécesseur suggérait, les morsures sanglantes et la sensualité.
Le passage à la couleur permet de développer un imaginaire gothique flamboyant, avec la cape rouge au dedans, le crucifix et le pieux Cette version relance Dracula pour l’après-guerre et pose les bases d’un vampire plus érotique. Il y a bien le mot «cul» dans «Dracula».
Entre Lugosi et Lee, d’autres adaptations s’aventurent vers des voies assez inattendues. En 1971, la Tchécoslovaquie propose Hrabě Drakula, une version télévisée d’Anna Procházková, première femme à adapter Dracula.
Tourné sous la censure du bloc de l’Est, ce téléfilm en deux parties reprend des détails peu vus à l’écran, comme le cocher commandant aux loups; son rythme lent et son Dracula glacial aux gants noirs respectent au plus près l’esprit du roman.
À l’inverse, la version américaine de 1973, réalisée par Dan Curtis et scénarisée par Richard Matheson, adopte une lecture romantique inédite : Jack Palance joue un Dracula inspiré de Vlad l’Empaleur qui cherche en Angleterre la réincarnation de son amour perdu.
C’est la première fois qu’on prête au comte une tragédie sentimentale, idée absente du livre qui influencera les versions futures, notamment celle de 1992 signée Francis Ford Coppola, la plus connue.
En 1977, la BBC propose une adaptation saluée comme la plus fidèle au roman : Louis Jourdan joue un Dracula charmant et froid tandis que l’intrigue suit de près la trame originelle.
L’année suivante, Frank Langella reprend le rôle au cinéma dans le Dracula (1979) de John Badham, inspiré de la pièce qu’il joue sur scène. Il s’agit là d’un prince romantique, épris de Lucy, qu’il veut pour épouse éternelle. La scène de séduction est douce et, plus globalement, Badham atténue l’angoisse pour privilégier les frissons de l’émotion.
Variations libres et détournements
De nombreuses versions de Dracula voient le jour partout dans le monde. En 1967, au Pakistan, sort Zinda Laash, premier film d’horreur local. Inspiré du Dracula de 1958, il mixe dans un même shaker l’hémoglobine, les numéros musicaux et le mélodrame pakistanais – il est classé X à sa sortie.
Au Japon, en 2001, le groupe Malice Mizer réalise Bara no Konrei, film muet où ses membres jouent un Dracula androgyne et mélancolique dans un décor expressionniste. En revanche, Dracula 3000 (2004) du Sud-Africain Darrell Roodt choisit la parodie : dans un vaisseau spatial, un équipage affronte un Dracula galactique – il s’agit d’une espèce d’Alien «low cost» avec Coolio en vampire du futur.
En Inde, Dracula 2012 raconte l’histoire d’un jeune marié possédé par Dracula après un voyage en Transylvanie. Effets spéciaux à l’arrache et séquences chantées : l’ensemble témoigne de la fécondité du mythe, même très éloigné de l’Occident.
Plus récemment, Hollywood continue d’innover. En 2023, Renfield de Chris McKay décide de se situer du point de vue du serviteur de Dracula. Nicolas Cage incarne un vampire tyrannique ridiculisé par la modernité et le film joue la carte de l’humour postmoderne, sans altérer l’aura du personnage.
La même année, The Last Voyage of the Demeter (André Øvredal) adapte un chapitre isolé du roman : la traversée en bateau du comte vers l’Angleterre. Ce huis clos maritime, à mi-chemin entre le film de pirates et le thriller d’horreur, montre un Dracula qui traque les marins dans les cales du navire. Quand il n’y en a plus, il y en a encore!
Parodies, suites et avatars
C’est fou : Dracula n’arrête pas de muter, jusqu’à devenir un terrain d’expérimentation inépuisable. Dès les années 1930, Universal déjà lance des suites : Dracula’s Daughter (Lambert Hillyer, 1936) imagine une héritière qui tente d’échapper à sa malédiction et contient une dose d’érotisme saphique rare pour l’époque; Son of Dracula (Robert Siodmak, 1943) introduit le pseudonyme «Alucard», Dracula à l’envers; House of Dracula (Erle C. Kenton, 1945) réunit le comte, Frankenstein et le loup-garou.
La Hammer pousse l’exercice plus loin : Christopher Lee reprend le rôle six fois après Horror of Dracula. Le studio explore l’érotisme, le sadisme, la transgression religieuse, jusqu’à propulser Dracula dans le Londres hippie de Dracula 73 (1972).
L’année suivante, The Satanic Rites of Dracula (Alan Gibson) imagine un vampire caché derrière un entrepreneur cynique, avec une intrigue à la James Bond. En 1974, Hammer conclut sa saga avec The Legend of the 7 Golden Vampires (Roy Ward Baker), croisement entre le kung-fu et le film de vampires.
Le giallo s’en mêle aussi avec Dario Argento qui en fait à son tour sa lecture dans un Dracula (2012) tourné certes en 3D mais avec des moyens limités, «à l’ancienne».
Ce n’est pas fini! Jesús Franco livre en 1970 Nachts, wenn Dracula erwacht, avec un Lee moustachu et des effets «cheap», chauves-souris en plastique et zooms exagérés. Franco multiplie les relectures, jusqu’en 2002, avec le musical Killer Barbys vs Dracula, où le comte fait un duo cinématographique avec un groupe de filles gothiques-punk.
En 1972, Blacula (William Crain) pose Dracula dans le rayon blaxploitation – le prince africain Mamuwalde, transformé en vampire par Dracula, ressuscite à Los Angeles. Derrière son titre Z, le film fait une lecture politique où le vampirisme reflète l’héritage de l’esclavage – sa suite, Scream Blacula Scream (Bob Kelljan, 1973), installe Mamuwalde en tant qu’icône vampirique afro-américaine.
Dracula, enfin, fait rire à pleines dents. Dracula père et fils (1976) d’Édouard Molinaro offre à Christopher Lee son autoparodie; plus potache, Les Charlots contre Dracula (1980) ou Dracula’s Dog (Albert Band, 1978) mettent le paquet sur l’absurdité; Dracula: Dead and Loving It (1995), pastiche signé Mel Brooks, détourne les Dracula de 1931 et 1992.
Leslie Nielsen y joue un comte grandiloquent et gaffeur; l’ombre qui vit sa propre vie ou la perruque d’Oldman tournée en ridicule, ce n’est pas du déjà vu, c’est du clin d’œil. Dracula n’a pas fini de muter. Aujourd’hui, le cinéaste roumain Radu Jude livre une version radicale : son Dracula se présente comme une œuvre éclatée, à la fois pulp, comédie vulgaire, critique sociale, film d’auteur et horreur baroque.
Dracula devient un miroir des contradictions de la Roumanie, entre fantasmes touristiques, héritage de Vlad Țepeș et caricature occidentale. Tourné à l’iPhone 15 ou en caméras GoPro, mixant images générées par IA, jeux vidéo et TikTok, Jude réactualise le mythe.
Et pose, dans son cas, ce constat : Dracula reste vivant, parce qu’il s’adapte à son temps.
Dracula, de Radu Jude. Actuellement en salles.