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[Cinéma] «Beau Travail» : désir et violence


(Photo : janus films)

Le chef-d’œuvre de Claire Denis retrouve le chemin des salles, et en 4K, 25 ans après sa sortie. Et sa puissance est restée intacte.

Un exercice militaire consistant à s’étreindre avec force, laissant bruyamment s’entrechoquer les corps; les intenses duels de regard empreints de haine et de jalousie entre les deux protagonistes, les légionnaires Galoup et Sentain; la danse ensorcelée de Denis Lavant en guise de bouquet final, sur The Rhythm of the Night. Parmi les quelques chocs cinématographiques signés Claire Denis – et il y en a : High Life (2018), 35 Rhums (2009), Trouble Every Day (2001) –, Beau Travail (1999) est définitif dans le parcours de son auteure. Celui aussi dont la puissance visuelle, narrative et métaphysique est restée intacte un quart de siècle après sa sortie, comme en atteste la splendide restauration 4K du film, qui fait son retour en salles ce mercredi.

Cette histoire de légionnaires stationnés à Djibouti offre encore aujourd’hui un rare exemple de fascination pour cet univers strictement masculin, dont la réalisatrice gratte les fêlures, cherchant dans l’observation de la sédentarité forcée des militaires marginaux des choses qu’on réprime. Sentain est une recrue de choix pour l’adjudant-chef Galoup (Denis Lavant) : jeune, beau, héroïque, il a de quoi être un exemple pour ses camarades. Mais il est pris en grippe par le sous-officier qui, mû par une attraction refoulée, ne tardera pas à déchaîner sa jalousie. Au cinéma, «il faut qu’il y ait de la violence pour qu’apparaisse le désir», déclarait Claire Denis au magazine britannique Sight and Sound en 2000. «Je crois que la sexualité n’est pas une chose tendre, de même que le désir. Le désir, c’est la violence.»

Dans cet anti-film d’amour (ou film d’«anti-amour»?), la tendresse se transforme en haine et le rapprochement constant des corps masculins n’existe que par et pour le devoir militaire. Seul Forestier (Michel Subor), qui vient compléter ce triangle passionnel, peut se permettre de glisser à Sentain, mais à demi-mot, qu’il est une «belle trouvaille» : il est le commandant, la plus haute autorité sur place. Dans le rôle, Michel Subor arbore le même regard clair et perçant que 40 ans plus tôt, lorsqu’il incarnait chez Godard un déserteur de l’armée et terroriste d’extrême droite, un dénommé Bruno Forestier, dans Le Petit Soldat (1963).

Pendant le tournage, des légionnaires ont essayé de nous tabasser

Interviewée en 2020, à l’occasion de la restauration du film, par le réalisateur Barry Jenkins (Moonlight, If Beale Street Could Talk…), Claire Denis s’est souvenue que «la Légion étrangère n’était pas du tout contente du projet. On m’a dit : « C’est un film sur l’homosexualité. » Non, c’est un film sur la vie des légionnaires.» Durant le tournage à Djibouti, la réalisatrice et son équipe ont été surveillées de près : «Les légionnaires ont essayé de nous tabasser, un soir dans un restaurant, ils ont démoli le camp qu’on avait construit et nous ont observés pendant tout le tournage, au loin, avec des jumelles.» Quelques mois plus tard, Claire Denis montrera le film à des officiers de la Légion; selon elle, le film en a ému certains «aux larmes».

Transcendant l’antimilitarisme (ici, on ne fait pas l’amour et encore moins la guerre), cette fable trouve peut-être toute son intensité dans le matériau d’origine, la nouvelle Billy Budd, de Herman Melville. Qui ne présente en effet pas des militaires, mais des marins. Claire Denis : «Je ne pensais pas du tout à Billy Budd (…) parce que Querelle de Fassbinder en était la plus belle adaptation possible. En revanche, par Claggart (NDLR : Galoup dans le film), je pouvais parvenir à entrer dans cet univers masculin.» Les scènes de travail (on s’entraîne, on marche, on court, on chante, on fait son lit et du repassage) y sont filmées tantôt comme un documentaire, tantôt comme un ballet, tandis que les rares loisirs font basculer la tension dans une zone grise. Lorsque les militaires passent leur nuit en discothèque, ils sont indirectement dans le champ de la caméra, qui filme leur reflet sur le mur strié de miroirs. Dans le langage visuel de Claire Denis, le motif évoque un grillage, le même derrière lequel elle enferme ses personnages lorsqu’ils vont, plus tard, piquer un bain dans la mer.

Vu à 25 ans de distance, Beau Travail a écrit son propre chapitre dans l’histoire récente du cinéma, tissant des liens avec le passé et ouvrant la voie au futur. Outre l’hommage à Godard, l’idée même du film tient du réflexe pavlovien face au thème de la commande d’ARTE, «terres étrangères» : «J’ai tout de suite pensé à la Légion étrangère. Des étrangers dans le vrai sens du terme. Ils n’ont aucun moyen de s’échapper (…) et n’ont personne d’autre qu’eux-mêmes», retrace la cinéaste. Elle-même est née à Paris mais a vécu ses douze premières années dans les ex-colonies africaines, dont Djibouti, avant son retour en France. Quant au futur, il tient principalement au fait que Beau travail montre les corps et exprime les désirs masculins comme jamais auparavant. Comme une dernière preuve, sa scène finale, qui montre Galoup seul dans la discothèque à Djibouti, se laisser aller à une danse acrobatique et effrénée, quoique «complètement improvisée», complète Denis Lavant. Il surnomme son incarnation de Galoup dans cette scène «l’homme en noir» : «C’est la projection de ce qu’aurait pu souhaiter être Galoup. Il a l’aisance et la fluidité dont l’autre est incapable. Une antithèse.»

Beau Travail,
de Claire Denis.

 

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