On connaissait Karl Marx, célèbre théoricien du communisme à la barbe touffue. On connaît désormais l’une de ses filles, Eleanor, parmi les toutes premières militantes féministes. Une figure «rock» pour la réalisatrice italienne Susanna Nicchiarelli.
L’affiche française, résumée à une question, ne tourne pas autour du pot : «Tout le monde connaît Karl Marx, mais connaissez-vous Eleanor?».
On refait donc les présentations : dans la famille Marx, il y a le père, célèbre économiste révolutionnaire, auteur d’un ouvrage majeur (Le Capital, 1867) et à l’origine du Manifeste du parti communiste (avec son ami Friedrich Engels). On demande aujourd’hui la fille cadette, Eleanor, dite Tussy, dont les combats pour une société plus juste sont exhumés par Susanna Nicchiarelli.
Pour son premier film déjà, elle s’était attaquée à l’exercice du biopic et à une autre figure féminine, Nico, l’ex-muse d’Andy Warhol et chanteuse du Velvet Underground (Nico, 1988). Malgré un saut d’un siècle en arrière, la réalisatrice italienne garde les guitares branchées, mais change d’ambiance.
Londres, 1883
On se retrouve à Londres en 1883, à l’occasion de l’enterrement du théoricien, pleuré par sa famille et ses amis – essentiellement des hommes à cigare et aux chapeaux hauts de forme. La jeune femme, âgée de 28 ans, compte prolonger les combats paternels (il laisse derrière lui une tonne de notes et de brouillons), mais aussi affirmer ses propres idées.
Cultivée et brillante, croyant au pouvoir libérateur de la culture et de l’art, elle fut parmi les premières à lier les thèmes du féminisme et du socialisme. Dans le film, face à la caméra, elle dresse un constat implacable : «Par la force, les femmes ont été expropriées de leurs droits d’être humain, comme les travailleurs l’ont été de leurs droits de producteurs.»
Elle prend alors part aux combats ouvriers – en Angleterre et aux États-Unis – et se bat pour l’abolition du travail des enfants. «C’est notre tour de vivre!», clame-t-elle également à l’adresse de ses consœurs «maltraitées» et «moralement dépendantes» des hommes.
Héroïne d’avant-garde
Figure oubliée des grandes luttes du XXe siècle, Eleanor Marx n’est toutefois pas qu’une héroïne d’avant-garde, une rebelle à la chevelure folle et aux convictions enracinées. Car derrière le discours politique et la fibre révolutionnaire, il y a un petit cœur qui bat, fragile.
«Eleanor incarne les contradictions entre la raison et le sentiment, le corps et l’âme, les émotions et le contrôle, le romantisme et le positivisme, la féminité et la masculinité», expliquait Susanna Nicchiarelli à la Mostra de Venise en 2020, où son film était présenté.
Dans la sphère privée, en effet, Tussy entretient un amour difficile avec Edward Aveling, dramaturge, fumeur d’opium et coureur de femmes endetté jusqu’au cou. Frustrée et impuissante devant ce compagnon infidèle et dépensier, elle finira par se suicider à l’âge de 43 ans.
«Raconter sa vie, c’est parler de thèmes tellement modernes qu’ils sont encore révolutionnaires aujourd’hui», selon la réalisatrice, pour qui cette histoire souligne les «difficultés et les contradictions» de l’émancipation des femmes.
Sonorités punk
Son film (produit par Tarantula Belgique), plongé dans des décors victoriens et soutenu par des images d’archives, n’est malheureusement pas non plus à une discordance près.
Il y a d’abord la faiblesse saisissante de tous les personnages secondaires (du mari qui n’a pas grand-chose à dire au gentil tonton Engels), laissant finalement toute la place (et c’est tant mieux) à la comédienne britannique Romola Garai pour s’exprimer.
Il y a ensuite, et surtout, cette volonté d’injecter du rock dans l’histoire – sûrement pour souligner la modernité d’Eleanor Marx. Mais les sonorités punk des Downtown Boys (dont une reprise de L’Internationale) se heurtent à une réalisation bien trop académique et bien trop molle.
Pour le coup, Miss Marx aurait mérité de s’émanciper, d’oser tout simplement. Et se mettre ainsi à la hauteur de son héroïne, «capitale» à plus d’un titre.
Miss Marx, de Susanna Nicchiarelli.