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[Cinéma] Anora : Cendrillon et les oligarques


Le riche Vanya rencontre Anora, une prostituée, pour une histoire d’amour débridée au temps du libéralisme. 

Anora, thriller new-yorkais explosif, débarque en salles auréolé d’une Palme d’or et porté par une princesse des temps modernes.

Le film, signé du réalisateur Sean Baker, 53 ans, passe des bas-fonds aux villas de luxe des oligarques russes, sans jamais appuyer sur la pédale de frein. Tout commence comme un conte de fées pour Anora, dite «Ani», stripteaseuse dans un club à hôtesses miteux, interprétée par Mikey Madison, 25 ans. Un soir de cuite, Vanya (Mark Eydelshteyn), le fils d’un richissime oligarque russe, pousse la porte du club. Elle connaît des bribes de russe : sa grand-mère, immigrée aux États-Unis, n’a jamais appris l’anglais. On lui confie le client. Elle parvient à prendre son numéro. Ils se revoient. Entre eux deux, ça marche !

Dans les bras de l’inconséquent Vanya, Ani découvre l’argent à ne savoir qu’en faire, une vie de fête et d’insouciance. Les parents de Vanya sont restés en Russie pour affaires, confiant toutefois au prêtre de l’église orthodoxe du coin le soin de garder un œil sur lui. Mais lorsque l’histoire entre Anora et Vanya semble devenir sérieuse, avec mariage éclair à Las Vegas, les choses déraillent.

Ce film nous a envoûtés, brisé le cœur

Mafieux, virées dans la communauté russophone de Coney Island, courses nocturnes dans New York, homme de main aux faux airs de Robert De Niro, relecture punk de Pretty Woman… Le film rembobine les classiques du cinéma et dévoile l’envers du rêve américain. Avec une scène d’anthologie, de 28 minutes, huis clos renversant dans le salon de l’oligarque entre Anora et les mafieux.

«Rire jusqu’à faire pleurer»

Le réalisateur Sean Baker est un amoureux des personnages en marge, débordant d’humanité. «Nous sommes tous fascinés» par le travail du sexe, a-t-il confié lors du festival de Cannes. «Ça se passe juste sous notre nez, que nous le remarquions ou pas.» «On peut l’explorer à l’infini», poursuit le réalisateur, qui ne voulait pas se «contenter» de faire une histoire de «prostituée au grand cœur», mais explorer la complexité des personnages. Surtout, «je voulais que ce film explore le pouvoir».

À l’inverse de nombre de personnages féminins au cinéma, «Anora a du pouvoir, elle en est consciente et garde le contrôle même quand le monde s’abat sur elle». Sean Baker prend également un malin plaisir à surprendre. Avec une bonne dose d’humour, il emprunte des chemins inattendus et promeut son héroïne qui ridiculise ce monde d’hommes corrompu par l’argent. De religieux aux bras cassés du crime en passant par les oligarques russes, tout le monde en prend pour son grade.

Le cinéaste, convaincu «qu’une histoire sans humour ne vaut rien, car elle n’est pas réelle», a l’élégance de ne jamais se prendre totalement au sérieux. «J’essaie toujours d’explorer jusqu’où je peux aller avec la comédie», explique-t-il. «C’est toujours un équilibre entre la comédie et le pathos. La vie est un équilibre entre ces deux éléments. Il faut donc faire rire jusqu’à faire pleurer.» Même si Sean Baker a pour une fois confié l’essentiel des rôles à des acteurs professionnels, le film tire son énergie explosive des marges de la mégapole new-yorkaise, qu’il arpente depuis ses repérages.

«Se débarrasser des préjugés»

En outre, Anora révèle aussi une actrice, Mikey Madison, vue en membre de la famille Manson chez Quentin Tarantino dans Once Upon a Time… in Hollywood, puis dans un Scream. «Personne n’avait jamais écrit un rôle juste pour moi. Anora est très éloignée de ma personnalité, mais j’ai adoré créer ce personnage», a témoigné Mikey Madison. Résultat : «Un film magnifique, rempli d’humanité», a salué la réalisatrice Greta Gerwig, présidente du jury à Cannes, en décernant la Palme d’or à Sean Baker. «Il nous a envoûtés, nous a permis de rire, d’espérer au-delà de l’espoir. Il nous a brisé le cœur.»

De son côté, le réalisateur, adepte d’un cinéma-vérité qui incarne le renouveau de la création indépendante américaine, a dédié son prix à «tous les travailleurs du sexe, passés, présents et futurs», personnages récurrents de ses films. «J’espère que raconter ces histoires humaines, universelles et dans lesquelles n’importe qui peut s’identifier pourra aider à se débarrasser des préjugés injustes associés à ce mode de vie», expliquait-il sur la Croisette. Sa démonstration est convaincante.

Anora, de Sean Baker.