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[Cinéma] Ana Lily Amirpour, esthète du chaos


Cinéaste américaine née en Grande-Bretagne de parents iraniens, Ana Lily Amirpour s’intéresse aux personnages marginaux, qui cherchent leur place dans le monde. (Photo : dr)

Cinéaste féministe et noctambule, Ana Lily Amirpour revient en salle avec Mona Lisa and the Blood Moon, à la fois film fantastique, comédie et observation sociale. Portrait d’une artiste unique.

À l’instar de ses prédécesseurs, Mona Lisa and the Blood Moon, le troisième long métrage d’Ana Lily Amirpour, sorti hier au cinéma, échappe à toute tentative de classement dans un genre. Il y a du fantastique, représenté par la protagoniste, une jeune fille dotée de pouvoirs surnaturels qu’elle apprend à contrôler. Mais il y a aussi une bonne dose de comédie et le film se déroule comme un parcours initiatique depuis sa scène d’introduction, qui voit son héroïne s’échapper de l’asile psychiatrique où elle est détenue et maltraitée, en massacrant son infirmière-bourreau. Vêtue seulement d’une camisole de force, Mona Lisa (l’actrice coréenne Jeon Jong-seo) erre dans le quartier français de La Nouvelle-Orléans et tente de trouver sa place dans le monde au fil de ses rencontres avec une strip-teaseuse protectrice, un policier pas très futé ou encore un dangereux dealer.

Le cinéma d’Ana Lily Amirpour, cinéaste américaine née en 1980 en Grande-Bretagne de parents iraniens qui venaient de fuir la révolution, est tout entier peuplé de personnages qui cherchent leur place dans le monde et dont la simple existence met en cause une société mondialisée qui fabrique ses marginaux. «Le monde est le principal antagoniste de mes films», nous confessait la réalisatrice en mars, en marge du dernier LuxFilmFest, où elle était membre du jury international. Selon elle, le cinéma ne tient qu’à une chose : «Peu importe où tu choisis de faire se dérouler ton histoire, tu places tes personnages et tu leur demandes de survivre.» Mona Lisa and the Blood Moon ne déroge pas à la règle qu’elle a instaurée avec A Girl Walks Home Alone at Night (2014), sublime film de vampires tourné en noir et blanc et en persan, qui fonctionne comme une parabole sur la condition des femmes en Iran, et qu’elle a continué à définir avec The Bad Batch (2018), où les marginaux vivent en clans dans un immense désert à la Mad Max.

Drôles d’héroïnes

À une différence près : son dernier film est le premier à se dérouler dans une ville réelle, et non plus dans un espace imaginé. Le premier contact de l’héroïne avec le vrai monde arrive lorsqu’elle se réfugie dans un «diner» et qu’elle voit Donald Trump donner un discours à la télévision. Un accueil plutôt agressif… Mais Ana Lily Amirpour affirme que dans l’histoire de l’humanité, évolution et changement sont deux choses différentes : les sociétés évoluent et ne changent jamais vraiment. Le cinéma reflète cela : «Dans les films, le repère moral que l’on donne au public est très simple : voici le gentil, voici le méchant, et on comprend tout de suite de quel côté on doit être (…) Mais personne n’est gentil ou méchant toute sa vie.» À l’artiste donc de remplir son rôle et de créer des héroïnes capables d’aller d’un extrême à l’autre, qu’elle fait évoluer dans des mondes complexes, reflets imaginaires et stylisés du nôtre.

Car si le cinéma d’Ana Lily Amirpour est influencé par le fantastique, la science-fiction et le monde du rêve, c’est de la réalité du monde d’aujourd’hui qu’elle veut parler. «On disait de The Bad Batch que c’était un film postapocalyptique. Non! C’est un film PRÉ-apocalyptique! Ça se passe maintenant, à trois heures de Los Angeles, où j’ai tourné le film. Slab City est un endroit où 20 000 personnes vivent hors du système, dans le désert. À L. A., tous les sans-abri donnent au centre-ville l’allure d’un camp de réfugiés. Je parle d’aujourd’hui! Rien ne fait plus « bad batch » que ça.»

Esthète du chaos et cinéaste noctambule, elle voue un amour immodéré à ses protagonistes féminines : «Jusqu’à maintenant, la fille a toujours été ma porte d’entrée vers un film, une histoire.» Leur particularité, pour toutes, est qu’elles ont toujours quelque chose en plus – les crocs de la vampire de son premier film, les pouvoirs surnaturels de Mona Lisa – ou en moins, un bras, dans le cas de l’héroïne de The Bad Batch. Des handicaps qu’elles doivent «au monde, qui les a rendues ainsi». «Le système – quel qu’il soit, famille, école, religion… – nous transmet les limites de nos connaissances, de notre compréhension de l’autre et de notre appartenance à un groupe. En naissant, on hérite de tellement de limites, et il faut trouver un moyen de sortir de cela.» Les particularités qui font de ses héroïnes des personnages différents deviennent alors des atouts. «Elles sont extraordinairement fortes, toutes sans exception», soutient la réalisatrice, elle-même atteinte d’une forme légère de surdité.

La Nouvelle-Orléans, son nouveau Vegas

«Lorsque je commençais à écrire Mona Lisa, j’essayais de trouver de l’espoir», raconte-t-elle. Une écriture qui remonte aux alentours de 2017 et qui a connu le même processus que ses deux films précédents : «Je m’enfermais dans une chambre d’un hôtel de Las Vegas, l’Encore, et j’y passais une semaine entière en me forçant à travailler. J’ai ce besoin d’être à la fois le savant fou et le rat de laboratoire», prisonnière volontaire d’un «bunker qui vit non-stop» au cœur d’une ville où «le jour et la nuit n’existent pas». Mais après l’élection de Donald Trump, Ana Lily Amirpour a cessé de s’y rendre : «La ville me semblait différente. Juste en face de l’Encore, de l’autre côté de la rue, il y a la Trump Tower. Je ne voulais plus la voir.» Puis la tuerie de masse perpétrée en août 2017 par un retraité résidant dans un hôtel de Las Vegas a décidé Ana Lily Amirpour à ne plus y mettre les pieds. Celle qui a «besoin d’un endroit à l’énergie palpable» pour travailler a trouvé son «nouveau Vegas»… dans la ville de son dernier film, La Nouvelle-Orléans. Un «bordel monstre» que la cinéaste regarde comme l’évolution naturelle des sociétés marginales de son Bad Batch, qui «en l’espace d’un siècle, seraient devenues des sociétés plus importantes, mieux établies et toujours plus compliquées et chaotiques».

«Un film est comme un rêve, et un rêve n’a de sens que pour le rêveur», assure cette adoratrice de David Lynch. Plus encore que ses films précédents, Mona Lisa and the Blood Moon est un film-rêve à l’énergie punk teintée de romantisme. Il faut trouver son origine dans trois films qui ont servi d’inspiration : Edward Scissorhands (Tim Burton, 1990), Superman II – «la version de Richard Donner», précise-t-elle, largement différente du montage sorti au cinéma en 1980 – et Lucas (David Seltzer, 1986), petit film culte sur le premier amour, avec de tout jeunes Corey Haim, Charlie Sheen et Winona Ryder. À l’image de ces références, Mona Lisa and the Blood Moon est le rêve le plus «pop» – donc accessible – de la cinéaste, ce qui n’enlève rien à son étrangeté. Auteure parmi les plus uniques de son époque, Ana Lily Amirpour sera de retour avec un autre récit fantastique, The Outside, qu’elle a réalisé pour la série d’anthologie produite par Guillermo Del Toro Cabinet of Curiosities, attendue pour Halloween sur Netflix.

Mona Lisa and the Blood Moon, d’Ana Lily Amirpour.

Peu importe où tu choisis de faire se dérouler ton histoire, tu places tes personnages et tu leur demandes de survivre

Un film est comme un rêve, et un rêve n’a de sens que pour le rêveur