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[Cinéma] «Alpha», l’horreur en rouge et noir


Dans ses entretiens cannois, la réalisatrice parle d'un film où elle s'«expose» davantage. (Photo : o’brother distribution)

Avec le magnifique Alpha, un mélodrame rouge et noir, uchronique et horrifique, la réalisatrice française Julia Ducournau continue de faire avancer le cinéma de genre.

Le genre français

Il serait trop simple de se cacher derrière l’argument «ça fait plaisir qu’en France, il y ait du cinéma de genre» et puis, à cette occasion, d’acclamer chaque film qui mettrait un coup de pied dans la fourmilière dudit genre, coup de pied aussi beau et salvateur soit-il. On ne va pas refaire l’histoire et le débat sur le cinéma qui sort des clous non plus, mais restons au vingt-et-unième siècle. De Trouble Every Day (Claire Denis, 2001) à Dans ma peau (Marina De Van, 2002) en passant par, plus récemment, on y arrive, The Substance (Coralie Fargeat, 2024), le cinéma de genre «made in France» se porte bien; dans «cinéma de genre», comprendre «fantastique», «horrifique», en tout cas pas du gore pour du gore, mais du cinéma avec des tripes et du sang qui bouillonne, et, comme on dit, «de la chair», avec la forme bien léchée pour les yeux et le fond qui remue «à l’intérieur».

Il est minoritaire? Chaque sortie est alors un événement, le genre reste peut-être une exception, un cas isolé, c’est sûr qu’il ne fait pas le poids face à une comédie familiale «prime time» à deux balles (à plusieurs millions), mais on peut noter que, quand il peut y aller, il y va. C’est comme si le simple fait d’avoir plus ou moins carte blanche et, tant qu’à faire, un financement assez correct, permettait de lâcher l’énergie, à l’instar d’un Steven Soderbergh ou d’un Michael Winterbottom qui se seraient retenus de tourner dans les années 2000 pendant, disons, un an. La différence, avec les trois longs métrages cités plus haut, c’est que, quand il y a les moyens, il y a les ambitions qui vont avec. Une remarque : ces films sont tous réalisés par des femmes. Si on ajoute Reflet dans un diamant mort (2024), on ajoute à la liste Hélène Cattet, mais il faut ajouter Bruno Forzani, son partenaire de crime et de film. Dans le genre, il faut ajouter Julia Ducournau. Pas un film isolé : Grave (2016), Titane (2021) et maintenant Alpha. Ça fait une jolie trilogie.

Le regard du corps

Ces films sont les œuvres de réalisatrices donc, mais au fond, qu’ont-ils en commun? Ah oui, c’est du genre, c’est du «français» et, au passage, c’est du très bon. Mais sinon? Entre une performance de type «body art» auto-cannibale où l’héroïne contemple son hémoglobine (Marina De Van), une relecture du film de vampire sur fond de Tindersticks (Claire Denis) et le vieillissement qui rime avec descente aux enfers jusqu’à mener à la monstruosité (Coralie Fargeat), il n’y aurait aucun lien. Il y en a. C’est le corps. Le cinéma de genre, au sens large, et comme beaucoup d’autres genres, aurait vu dans ses rangs, depuis que le septième art est septième du nom, peu de femmes. En fait, sous cet angle, ce n’est même plus une question de «cinéma saignant» avec une patte française, mais bien un «female gaze» qui, encore une fois, en affirmant dans chacun des films mentionnés une singularité et une vivacité, change la donne.

Les personnages féminins chez David Cronenberg et Dario Argento, pour citer ces deux-là qui ont officié dans un cinéma d’horreur «psychologique», sont souvent captivants, mais n’est-ce pas là un tournant tout aussi, justement, captivant, que ce soit des femmes qui se retrouvent derrière la caméra et non plus seulement devant? Pour parler du corps. Or, sur le plan du corps qui ne correspondrait pas vraiment aux standards imposés de la société, le cinéma horrifique peut en effet aller très loin, dans d’autres formes de profondeur : on n’a jamais vu Demi Moore autant dans le dépassement de soi que dans The Substance, autrement dit dans la beauté de l’étrangeté, au point d’en être terrifiante. C’est un autre genre de réappropriation. Si The Substance fait peur, face au malaise, à défaut de changer de trottoir, certains peuvent changer de salle. Ce qu’on attend du genre, c’est de bousculer, quitte à donner un coup de pied trop fort, ou comme si, pendant un pogo, la collision propulsait le corps jusqu’à la sortie.

Le sang de la peur

Le «body horror», souvent, en allant au plus près de la peau, se rapproche de la psychologie. Le titre Dans ma peau est le meilleur qui puisse être pour résumer ce genre de cinéma du corps, parce qu’il serait contraire au cérébral alors qu’il touche la psyché à son point le plus sensible, relié par des traits comme ceux, à la place des veines, sur le bras de Tahar Rahim dans la première séquence d’Alpha. Nous y voilà. Après la chair bouffée de Grave et la métamorphose métallique de Titane, film transhumaniste et transgenre, Julia Ducournau opte pour une peau qui se fige : les corps malades pâlissent, marbrent, exhalent une poussière blanchâtre comme de la poudre avant de se désagréger. C’est une imagerie de pierre et de cendre qui remplace le sang et le ruissellement habituels du «body horror» par l’aridité. Ducournau le dit elle-même, avec le regard brillant qu’elle a sur le cinéma de genre et sur son propre cinéma, cette poussière «reste sous la peau»; elle matérialise la mémoire des disparus. On ne nettoie pas le traumatisme, non, on apprend juste à vivre avec ce dépôt.

Dans ses entretiens cannois, la réalisatrice parle d’un film où elle s’«expose» davantage : il y a moins de gore, mais plus de vulnérabilité, pour se demander comment se transmet la peur entre les générations et comment peut résister l’amour, ici maternel, celui de Golshifteh Farahani pour Melissa Boros, qui est la chair de sa chair et, oui, le sang de son sang. Si le film ne prononce jamais le grand (ou gros) mot «sida», le déroulement en 1980-1990, on ne sait pas trop, c’est flou, qui plus est certaines expressions sonnent très 2020, la panique autour du sang et l’horizon hospitalier renvoient de façon nette à l’épidémie. L’intention de Ducournau est aussi de montrer comment la peur contamine, la honte projetée sur des minorités et le refus collectif d’assumer que tout le monde est concerné. Alpha parle autant du virus que de la stigmatisation qui s’y accroche, l’allégorie se cristallise jusque dans l’idée de pétrification. Ou comment la société, terrifiée, se fait son propre film de genre.

Le cinéma de l’intérieur

L’horreur du corps, ici pour reprendre le terme «body horror», c’est donc le sang. Bien sûr, il y a le corps mutilé ou le corps enlaidi jusqu’aux visions de cauchemar (The Substance encore), mais c’est le sang qui terrifie, on peut parler de «bloody horror»; en réalité, tout ce qui est à l’intérieur du corps serait «obscène» (étymologiquement : «ce qui ne doit pas être montré sur scène»), soit ce qu’il faut pour réaliser un bon mélodrame, selon Fassbinder, «du sang, du sperme et des larmes». Julia Ducournau travaille le corps à même la matière : la virose raidit les traits, fissure les veines, comme si la peau devenait de la pierre, et cette imagerie donne au «body horror» une gravité sacrée, sans que la réalisatrice renonce à ses velléités sensorielles.

Le film regarde comment une société gouverne les vies par la gestion des corps «à risque» : il faut les discipliner, les isoler, jusqu’à faire de l’adolescence (Alpha a treize ans, au passage, l’âge des premières règles) une zone de quarantaine. Dans le miroir des autres films du genre, Alpha renvoie à Mauvais sang (Leos Carax, 1986), fable métaphorique, mais on entend aussi le corps-pensée de Cronenberg, toutes ses mutations et contagions morales, jusqu’aux tragédies sensuelles, on y revient, de Trouble Every Day. Il y a aussi là-dedans du Gaspar Noé, dès la première scène d’immersion très Enter the Void (2010), film où la caméra s’immisce à l’intérieur de tout ce qu’elle peut, comme une seringue à l’aiguille infinie; mais il y a aussi cette maxime, comme quoi la vie serait «un rêve dans un rêve», c’est d’Edgar Allan Poe, mais il est presque impossible de ne pas penser à Vortex (2020), dit avec l’accent italien, par Dario Argento. Enfin, pas de spoiler, mais la séquence finale rappelle celle du magnifique conte vampirique Thirst (Park Chan-wook, 2009). Alors, Alpha est-il un film social et politique? Un film noir onirique? Un mélodrame clinique? Une uchronie poétique? C’est un corps qui englobe tout.

Alpha, de Julia Ducournau.