Critique du film A Chiara, de Jonas Carpignano avec Swamy Rotolo, Claudio Rotolo, Grecia Rotolo…
Au cinéma, la mafia italienne a souvent fait l’objet de visions grandiloquentes. On y a vu de jeunes truands aux dents aiguisées, flingue à la ceinture, désireux de croquer dans un gâteau si tentant, et des anciens, boursouflés et taiseux, avec cigares, costumes à rayures et villas luxueuses. Entre les clans, la police et les juges, la violence fait rage, laissant à chaque coin de rue des veuves et des pleurs. Pourtant, derrière les images d’Épinal, la pègre privilégie plutôt la discrétion, monstre tentaculaire qui, insidieusement, s’immisce dans toutes les couches de la société. En somme, une criminalité ordinaire, banale, que filme ici le talentueux Jonas Carpignano. Sans le moindre coup de feu.
Chez lui, en effet, pas de simulation ni de strass. La caméra sur l’épaule, le cinéaste préfère les personnages à l’histoire. Il ne les lâche pas, les cadre au plus près, comme cherchant à abolir toute distance avec les spectateurs. Né il y a 38 ans aux États-Unis, le réalisateur est depuis revenu sur ses terres familiales, symbole d’un attachement de cœur. Et s’il réside aujourd’hui en Sicile, son œuvre s’enracine en Calabre, dans la petite ville de Gioia Tauro, à la pointe de la botte italienne. Deux films témoignent de cette attache : Mediterranea (2015) sur le destin des migrants venus d’Afrique et A Ciambra (2017), sur la communauté rom.
Une fois encore, le cinéaste s’empare d’un sujet sensible qui agite son pays, toujours avec ce souci de véracité et à travers un cinéma pour le coup en équilibre entre fiction et documentaire. Clin d’œil involontaire, il débute A Chiara par une grande cérémonie familiale, comme dans The Godfather, film ô combien emblématique. Là, on y célèbre les 18 ans de Giulia, entourée et aimée par ses sœurs, ses parents et toute une ribambelle de cousin(e)s, aux liens indéfectibles. C’est alors qu’arrive le moment des discours, sur lequel bloque le père. Par timidité, imagine-t-on. Mais la retenue est plus profonde, implique quelque chose de bien plus inquiétant.
L’omerta régit les comportements de la famille… et de la Famille !
Au matin, une voiture explose et le paternel disparaît sans laisser de trace. Une situation qui ne semble pas émouvoir le clan, soudé comme jamais derrière les non-dits. Seule Chiara, sa seconde fille, adolescente têtue aux yeux noir charbon, n’accepte pas ce départ soudain, décidant de mener l’enquête pour le retrouver. Jusque-là choyée et occupée à se déhancher sur Aya Nakamura, se moquer des rivales sur Instagram et partir en virée en bord de mer avec ses copines en scooter, elle découvre brutalement une autre vérité, qui va mettre en jeu son propre destin, sa propre vie.
A Chiara, présenté au dernier festival de Cannes et auréolé à celui de Villerupt (où le film a reçu l’Amilcar de la critique), est une œuvre peu commune. D’abord, il y a ce rythme indolent, articulé autour des silences auxquels se heurte la jeune fille. À chaque question qu’elle pose pour avancer dans sa quête, elle reçoit en guise de réponse des regards indisposés ou se voit interrompre par le bruit d’une radio ou d’une machine à café. Une manière de rappeler tout le poids de l’omerta, qui régit ici les comportements. Ceux de la famille… et de la Famille (en l’occurrence la ’Ndrangheta, la mafia locale).
Mieux : Jonas Carpignano a pour lui une vraie signature d’auteur. Ainsi, il habille son film, délicatement, de visions oniriques, de vrombissements qui assoient le suspense, de moments contemplatifs qui glissent parfois vers le fantastique. Une mise en ambiance qui tient à un postulat : l’émancipation, la quête existentielle et morale seraient autant d’énigmes complexes à déchiffrer. Dommage que dans ses élans imagés, il oublie de s’attarder sur le programme italien d’État qui consiste à placer les enfants de mafieux dans des familles d’accueil, essentiel et pourtant à peine évoqué. Mais cela n’enlève en rien au charme et à l’intensité du jeu de la jeune Swamy Rotolo, actrice amatrice entourée ici par sa vraie famille. Toujours essentielle, donc, quoi qu’on en dise.