Malgré la crise sanitaire, le monde littéraire a, en 2020, pu faire ses deux rentrées. De cette année foisonnante, Le Quotidien a retenu vingt livres, dix francophones et dix étrangers.
Par notre correspondant, Serge Bressan
Le Consentement
Vanessa Springora
Grasset
Un témoignage cinglant, froid et implacable pour une plongée dans le monde de la pédophilie. L’auteure avoue qu’il lui a fallu pas moins de trente ans avant d’écrire Le Consentement. Une histoire qui donne le vertige. Son histoire avec un homme, la cinquantaine, alors qu’elle avait tout juste 13 ans. Lors d’un dîner avec sa mère attachée de presse, l’homme ne l’a pas quittée des yeux. Il est G. ou encore G. M., comme Gabriel Matzneff, écrivain qui, dans les années 1980, a connu un succès critique et n’a jamais caché ses amours avec de très jeunes filles et garçons. Pendant deux ans, l’auteure et G. vivront une histoire d’amour. À la sortie de cette histoire, Vanessa Springora plongera. Se sentira même coupable, persuadée qu’elle a été consentante. Un livre aussi implacable qu’indispensable.
Héritage
Miguel Bonnefoy
Rivages
On nous avait promis une fresque familiale. Héritage, le troisième roman de Miguel Bonnefoy, c’est bien mieux et encore plus que cela. L’auteur, 33 ans, père chilien et mère vénézuélienne, nous a offert tout simplement un enchantement littéraire. L’histoire est simple, elle commence au XIXe siècle avec Lazare Lonsonier, viticulteur dans le Jura ruiné par la crise du phylloxéra. Il a migré. Il voulait les États-Unis, il s’est retrouvé au Chili. Avec lui, début d’une saga, que Miguel Bonnefoy va réussir le tour de force à resserrer en 206 pages! Ainsi, on va cheminer avec la fille de Lazare, pionnière de l’aviation, et aussi le fils de celle-ci, Ilario Da, révolutionnaire qui sera torturé dans les prisons de la dictature chilienne. Le grand roman de l’amour et de la transmission.
Trencadis
Caroline Deyns
Quidam Éditeur
Biographie linéaire ? Biographie romancée ? Essai ou encore tant d’autres manières classiques d’appréhender une femme et une artiste comme Niki de Saint Phalle (Catherine Marie-Agnès de Saint Phalle, 1930-2002), Caroline Deyns a choisi. À la façon du trencadis, ce mot catalan pour une mosaïque d’éclats de céramique et de verre. Trencadis, c’est un texte éclaté, différentes formes narratives. En ouverture, des enfants d’une classe maternelle sont confrontés à une œuvre de l’artiste des Nanas. Ensuite, s’enchaînent des témoignages, des commentaires d’un psychiatre, des faits historiques, des citations… Des fragments plus ou moins longs (parfois, une seule phrase au milieu de la page blanche) pour une vie, un destin de mille et mille éclats. Une vie, bien plus qu’un roman.
Retour de service
John Le Carré
Seuil
Tout juste 300 pages… Voilà, il n’en a pas fallu plus à John Le Carré, mort à 88 ans le 12 décembre dernier, pour rappeler que, pendant près de soixante ans, il a été le maître du roman d’espionnage. Avec son 25e roman, Retour de service , il nous a offert le livre le plus étincelant, le plus décapant écrit par un Britannique sur le Brexit, tout en étant virevoltant d’intrigues, d’énigmes, de coups fourrés et tordus. Dans ce théâtre de l’ombre et des ombres, il y a des personnages flamboyants, des ordinaires, des émouvants, des antipathiques. Et aussi, Nat (contraction d’Anatoly devenu Nathanaël) dans ce Retour de service, un personnage à l’approche de la cinquantaine et ne se berçant plus d’illusions. Avec cet ultime roman, Le Carré en a profité pour balancer de sévères piques politiques…
Vie de Gérard Fulmard
Jean Echenoz
Éditions de Minuit
Pour son dix-huitième roman, en impeccable ingénieur des lettres, Jean Echenoz s’est intéressé à un loser, antihéros qui est, en fait, un héros contemporain. C’est Vie de Gérard Fulmard, un texte sur un type ordinaire… Le style «echenozien» est là, à toutes les pages avec ce Gérard Fulmard, 1 m 68 pour 89 kg. Il a été viré de son job de steward (on ne saura pas pourquoi), il se retrouve détective pour une histoire de disparition d’une femme qui se trouve être la compagne d’un des dirigeants d’un petit parti politique (à peine 2 % selon les sondages). Fulmard se retrouve embringué dans une drôle d’histoire, lui qui ne sait rien faire et qui habite dans un deux-pièces d’une rue parisienne où, dans le passé, un chanteur s’était défenestré et où un étudiant japonais avait cannibalisé sa petite amie…
Underland
Robert Macfarlane
Les Arènes
Un voyage au centre de la terre avec, pour guide, le Britannique Robert Macfarlane, auteur d’Underland. Compagnon d’écriture de Bruce Chatwin ou encore de Sylvain Tesson, il a entrepris un «voyage au centre la terre». Sept ans durant, il a fréquenté ce pays des merveilles : des sites souterrains, des laboratoires sous la mer, des grottes norvégiennes avec des peintures rupestres mystérieuses, des catacombes… Récit de voyage et d’aventures, essai, traité scientifique, Underland est un grand livre de réflexion(s) pour un constat implacable : tout ce que les hommes enfouissent, dissimulent, cachent sous terre dans l’«underland» laissera inévitablement sur l’héritage géologique des traces, des empreintes irréversibles pour les prochaines générations. Un livre salutaire et indispensable.
D’un cheval l’autre
Bartabas
Gallimard
Créateur du Théâtre Zingaro (tzigane, en italien), Bartabas est enfin passé à l’écriture, c’est D’un cheval l’autre, magnifique texte empli de passion et de poésie, hymne à la beauté de l’équidé, chant d’amour et d’amitié avec l’animal… En dédicace du livre, Bartabas évoque des «premiers pas dans l’écriture de l’âme». Il raconte l’aventure théâtrale qui l’a mené du fort d’Aubervilliers, proche banlieue nord de Paris, à plusieurs tours du monde. Il raconte sans jamais vraiment se raconter. Au hasard des pages et dans de rares interviews radio-télé, il admet que, oui, « de Zingaro, je suis l’âme ». Il n’en dit pas plus… Il a écrit. Dans la caravane des nuits de Bartabas, de A à Z, il y a les chevaux, d’Akim à Zurbaran, d’Angelo à Zingaro… La journée s’achève, la nuit se pointe.
Le Bonheur, sa dent douce à la mort
Barbara Cassin
Fayard
D’abord, le titre, emprunté à Rimbaud : Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Puis le sous-titre : «Autobiographie philosophique», et la confidence de l’auteure, Barbara Cassin, philosophe et philologue, académicienne française depuis 2019 : même s’il n’en a pas la forme, ce livre est un dialogue avec Victor, l’un de ses deux fils. Sa force ? Ce n’est pas une autobiographie ni un livre de philosophie… Helléniste, Barbara Cassin n’a jamais emprunté les chemins de la bien-pensance. Ses compagnons de réflexion ont toujours été les présocratiques, grands ennemis de Platon. Au fil des pages, il y a la famille, les penseurs (Derrida et Heidegger), les poètes (Deguy et Char) et une foule de questions sur les mots, la langue ou encore l’amour. Un livre aussi pétillant qu’enthousiasmant.
Une farouche liberté
Gisèle Halimi
Grasset
Une voix. Unique parce que libre. La voix d’une femme avocate, militante anticolonialiste, signataire dans les premières années 1970 du «Manifeste des 343» pour l’avortement, une des figures françaises essentielles du féminisme… Avant de partir à jamais le 28 juillet dernier à 93 ans, Gisèle Halimi avait écrit Une farouche liberté, en collaboration avec la journaliste Annick Cojean. Un livre bref, à peine plus de 150 pages, une introduction, six chapitres («La blessure de l’injustice», «Ma liberté pour servir celles des autres», «Le viol, acte de fascisme ordinaire», «Choisir… la sororité», «Une féministe en politique», «Avocate pour toujours») et une conclusion pour passer le flambeau. Une farouche liberté , le testament d’une femme au plus profond d’elle-même féministe.
Churchill
Andrew Roberts
Perrin
Monumental… Voilà bien le mot pour définir le pavé (1 320 pages) écrit par Andrew Roberts, professeur au King’s College de Londres et à la Hoover Institution de Stanford. Un pavé pour la biographie définitive de l’un des personnages essentiels de l’histoire britannique et du monde. C’est sobrement titré Churchill, et c’est un modèle de biographie. Un seul mot d’ordre pour ce texte immense : les faits, toujours les faits, seulement les faits… Des années de recherches, et dans le cas présent, pour la première fois, Roberts a pu consulter les carnets du roi George VI dans lesquels sont consignés les entretiens hebdomadaires qu’il avait avec Winston Churchill (1874-1965). Surnommé «le Vieux Lion», il n’était pas tout blanc ou tout noir, comme le montre la biographie d’Andrew Roberts.
Apeirogon
Colum McCann
Belfond
Un roman-fleuve. Un titre énigmatique venu du grec, c’est Apeirogon de l’Irlando-Américain Colum McCann. Un roman essentiel qui a pour théâtre Israël et la Palestine. Apeirogon (en grec, «figure géométrique au nombre infini de côtés») conte l’histoire de deux pères, Bassam Aramin et Rami Elhanan, et de leurs filles, Abir Aramin et Smadar Elhanan. Un Israélien, un Palestinien. L’un et l’autre essaient de survivre après la mort de leurs filles âgées de 10 ans. Ils sont dévorés par le chagrin, le deuil, les souvenirs. Ensemble, ils ont créé l’association «Combattants for Peace». De cette belle histoire, McCann a poussé au plus loin l’expérience littéraire, se référant au titre Apeirogon, cette fameuse figure géométrique au nombre infini de côtés. Un roman vertigineux…
Femme, fille, autre
Bernardine Evaristo
Globe
Pas moins de douze voix pour un roman choral au titre programmatique : Fille, femme, autre. Le huitième roman de la Britannique Bernardine Evaristo, mais son premier traduit en français. Man Booker Prize 2019, le livre met en scène douze femmes fortes et puissantes, des portraits de onze femmes noires ou métisses dont une trans (Megan devenu(e) Morgan) de la fin du XIX siècle à aujourd’hui. L’auteure aime à dire et répéter : « Je suis une activiste de la littérature », donc d’une écriture enthousiasmante et quasi parlée, elle conte ces femmes puissantes, elles se prénomment Amma, Dominique ou encore Yazz. Elles viennent de tous les milieux sociaux et culturels, elles partagent leurs désirs, leurs colères pour mener leur combat : le féminisme noir. Un texte essentiel.
Chanson bretonne
J.-M. G. Le Clézio
Gallimard
Prix Nobel de littérature 2008, J.-M. G. Le Clézio confiait : «Je déteste la guerre, car j’ai subi la faim, la peur, le vide.» Avec Chanson bretonne suivi de L’Enfant et la guerre, il (se) raconte à 80 ans. Deux contes pour la Bretagne de son adolescence, et puis retour en arrière, Nice et l’arrière-pays dans les temps de la Deuxième Guerre mondiale. L’écriture est enchanteresse, emplie d’émotion, avec à peine une point de nostalgie. En quelque sorte, un livre bref pour la pièce manquante à son œuvre colossale lancée en 1963 avec Le Procès-verbal. Et aussi une réflexion sur comment devenir un homme en échappant à la violence des hommes. Évoquant ces deux contes, l’auteur parle d’une «introspection à rebours»… et glisse : «Peut-être vais-je m’arrêter là. Ai-je tout dit ?»
Quichotte
Salman Rushdie
Actes Sud
Deux ans après La Maison Golden, Salman Rushdie est, à 73 ans, revenu en librairie. Avec un livre XXL simplement titré Quichotte. Près de 430 pages de tendresse, d’enchantement, de terrible satire. Il a confié s’être inspiré d’un texte du XVIIe siècle : L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantès, et a transposé les aventures de l’antihéros de Cervantès dans les habits et le corps d’un Américain né en Inde, représentant de commerce lancé dans un «road movie» au volant d’une vieille Chevy Cruze gris métallisé avec l’espoir fou de conquérir la bombe atomique qu’est la vertigineuse présentatrice star d’un talk show de télé-réalité. Il y a aussi la relation père-fils, les embrouilles frère-sœur, le racisme, la crise des opiacés ou encore le «réel irréel»…
Rumeurs d’Amérique
Alain Mabanckou
Plon
Romancier, poète, professeur (au Collège de France à Paris et à l’UCLA à Los Angeles) et membre de la SAPE (Société des ambianceurs et personnes élégantes), Alain Mabanckou vit une partie de l’année outre-Atlantique. Ce qui lui a inspiré Rumeurs d’Amérique , un livre dans lequel il évoque son «Amérique entre imaginaire et réel», racontée par le professeur, le père, le rêveur, le citoyen engagé qu’est Alain Mabanckou, romancier à l’écoute d’un pays, d’un monde en mouvement(s). Mabanckou, l’homme qui écoute et rapporte les rumeurs qui s’élèvent d’un pays, d’un monde dont, au fil des pages, il célèbre «l’immense et le minuscule» et on se promène dans une «autobiographie américaine, entre les rebondissements de l’insolite, la digression de l’anecdote et les mirages de l’imaginaire».
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange
Elif Shafak
Flammarion
Figure essentielle de la littérature turque contemporaine avec dix romans traduits dans 50 langues, Elif Shafak a signé, entre autres, La Bâtarde d’Istanbul et Trois filles d’Ève. Elle est revenue avec 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange. Ce temps durant lequel fonctionnerait encore l’esprit humain après la mort biologique. Des meurtriers ont jeté le corps de Leila, jeune prostituée assassinée à Istanbul, dans une poubelle, mais durant ces 10 minutes et 38 secondes, elle se remémore les événements, la vie qui l’ont menée d’Anatolie aux quartiers pourris de la ville. Leila, jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé. Leila victime comme tant d’autres femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. Un texte fort et puissant, à la gloire de toutes ces femmes «indésirables»…
Impossible
Erri De Luca
Gallimard
Le roman de l’affrontement et du dialogue. Dans Impossible, le roman de l’Italien Erri De Luca, qui dit : «L’engagement a été mon éducation sentimentale», face à face : un vieux militant accusé et un jeune juge. Le premier est accusé d’avoir poussé dans les Dolomites dans un précipice un ex-camarade de lutte soupçonné de trahison à la cause. Le second veut démontrer la culpabilité du premier. Le texte flotte entre alpinisme et interrogatoire puis dialogue. On se remémore ce que l’Italie appelle les «années de plomb», ces années 1970-1980, le temps de la lutte armée, de Lotta continua et des Brigades rouges. Avec un plaisir communicatif, De Luca a inversé la situation : dans Impossible, c’est le vieux militant qui sait, et le jeune juge qui cherche à savoir, à comprendre.
La vie joue avec moi
David Grossman
Seuil
Point de départ de La vie joue avec moi, le roman de David Grossman : un kibboutz en Israël. Trois femmes : Véra la grandmère qui vient de fêter ses 90 ans, Nina sa fille et mère de Guili, et un homme, Raphaël, mari de Nina et père de Guili. Cette «bande des quatre» part en voyage en Croatie, là où est née et a grandi Véra, là où elle a connu, pendant trois ans, la prison de Tito pour avoir refusé de déclarer son mari défunt traître à la nation. Les quatre en Croatie, Guili tourne un film documentaire. Des secrets de famille fusent. Pour ce roman de femmes puissantes et le personnage de Véra, David Grossman s’est inspiré d’Eva Panic-Nahir, « une femme célèbre et admirée en Yougoslavie qui , dit-il, m’avait demandé d’écrire l’histoire de sa vie, et celle de sa fille »…
Dictionnaire amoureux de l’inutile
François Morel / Valentin Morel
Plon
On ne le dira jamais assez : dans la vie, il y a le futile, le nécessaire et aussi… l’inutile. Ce qui vaut bien un Dictionnaire amoureux de l’inutile , ce que n’ont pas manqué de rédiger les Morel père et fils, François et Valentin. Avec les Morel, on ouvre donc le «dictionnaire amoureux» à la lettre A comme «Académie française». Précision : «Rassurez-vous. On ne va pas commencer par une entrée trop à charge et tellement attendue contre l’Académie française…». On ferme à la lettre Z comme «Zou» : «Il y a un moment, il faut bien arriver à transcrire la dernière entrée du dictionnaire. L’inutile, c’est l’infini.» Au fil des quelque 520 pages, les Morel père et fils, le François et le Valentin, se sont allègrement amusés, eux pour qui l’inutile est essentiel et indispensable !
Nickel Boys
Colson Whitehead
Albin Michel
Après Underground Railroad (2017), l’Américain Colson Whitehead a reçu, fait rarissime, une deuxième fois le prix Pulitzer pour Nickel Boys. Pour l’ancien président Barack Obama, c’est «une lecture nécessaire. Il détaille la façon dont les lois raciales ont anéanti des existences et montre que leurs effets se font sentir encore aujourd’hui». Ainsi, dans une Amérique cabossée et fracturée, Whitehead est devenu une voix forte de la communauté afro-américaine. Il affirme : «Noir, c’est l’enfer.» S’inspirant de faits réels, il emmène le lecteur dans la Floride des années 1960, cet État où la Nickel Academy s’engage à faire des délinquants des «honnêtes hommes». Sauf que, dans cet établissement, les pensionnaires vivent le cauchemar du racisme à cause de la couleur de leur peau…