Jusque dans les derniers jours de l’année, la crise sanitaire aura eu un effet néfaste sur la production et la sortie des films. Mais, sur grand ou petit écran, 2020 aura révélé de superbes pépites cinématographiques. La preuve par vingt.
Variation conceptuelle autour d’un certain cinéma masculin des années 1970, avec, en tête, John Cassavetes (Husbands) et Marco Ferreri (La Grande Bouffe), Drunk fout joyeusement en l’air les conventions sociales au rythme des bouteilles vides qui s’empilent. Thomas Vinterberg, derrière une caméra poète de l’alcool, suit l’évolution de ses quatre professeurs de protagonistes, tandis qu’ils se livrent à une expérience aux confins de l’alcoolisme. Irrévérencieux et galvanisant, Drunk est un grand film libre, un chef-d’œuvre tragicomique qui fait preuve d’une douceur rare dans le cinéma danois et qui décuple le sentiment d’euphorie dégagé par le film et l’interprétation de Mads Mikkelsen, jusqu’à une scène finale qui se trouve être la plus belle ode à la vie du cinéma contemporain.
2. Madre, de Rodrigo Sorogoyen (Drame)
À 39 ans, l’Espagnol Rodrigo Sorogoyen s’est imposé, en l’espace de deux films seulement, comme le nouveau prodige au pays d’Almodóvar, avec un cinéma qui ose, autant sur la forme que sur le fond. Virtuose du plan-séquence, celui qui ouvre Madre fait 17 minutes et occupe, avec deux personnages seulement, tout l’espace d’un appartement madrilène jusqu’à en devenir étouffant. La scène opère le tournant que prend le cinéaste, après des films nerveux et majoritairement masculins, vers le drame, celui d’une femme bouleversée par la mort de son enfant et qui, dix ans plus tard, n’a pas fini de se reconstruire. L’atmosphère inconfortable est le terrain où s’épanouit ce drame psychologique porté par Marta Nieto, parfaite et à fleur de peau.
3. I’m Thinking of Ending Things, de Charlie Kaufman (Drame / Fantastique)
Entre la folie et le génie, il y a Charlie Kaufman, qui balance parfaitement entre l’un et l’autre sans jamais se soucier des demi-mesures. De son cerveau labyrinthique, que même un savant fou n’aurait à cœur de décoder, est sorti I’m Thinking of Ending Things, troisième long métrage qui défie toute tentative de le résumer – pour le dire vite, la première rencontre entre une jeune femme et ses beaux-parents devient le point de départ d’une aventure hors de tout repère temporel et spatial. Un grand film postmoderne sur le mal de vivre, qui régale autant dans ses dialogues bavards que dans son esthétique quasi fantastique, terrain maintes fois battu mais qui renvoie ici l’émotion d’une profondeur étrange, à la limite du malaise.
4. The Gentlemen, de Guy Ritchie (Comédie / Action)
On croyait Guy Ritchie enterré derrière la montagne de blockbusters qu’il s’inflige à la chaîne depuis dix ans. C’est mal le connaître : le roi du polar burlesque réinvestit Londres avec un casting génialement dépareillé pour une guerre des gangs sur fond de business de cannabis. Matthew McConaughey mène la barque en parrain de la marie-jeanne, fatigué du business et des petites frappes anglaises, devant, notamment, un Hugh Grant parfaitement inédit en gangster homosexuel qui force la drague ou encore un Colin Farrell parfait en entraîneur de «free fight» à l’aise dans ses plus beaux survêtements. Pas mal d’arnaques et de crimes, un peu de botanique et beaucoup d’humour noir : le réalisateur de Snatch nous refait ses meilleurs tours de magicien, en mieux.
5. Adoration, de Fabrice du Welz (Drame)
Dans le sublime Alléluia (2014), Fabrice Du Welz, avec l’esthétique choc qui est la sienne, parlait de la proximité de l’amour et de la mort, avec un couple de tueurs sanguinaires. Eros et Thanatos sont aussi au centre de son Adoration, une œuvre cette fois d’une délicatesse bouleversante, avec son duo de héros préadolescents, sorte d’Adam et Ève modernes exilés dans une nature merveilleuse. Toute l’œuvre de Fabrice Du Welz devait converger vers cette heure et demie céleste qui se nourrit des films précédents du cinéaste belge, et qui les réintègre dans cet essai lumineux, empoisonné par l’inquiétude de grandir, où son art s’accomplit totalement dans une exploration de l’intime, à la fois pudique et sans filtre.
6. Lux Æterna, de Gaspar Noé (Thriller)
Gaspar Noé n’est pas du genre à enchaîner les films comme on enfile des perles sur un collier. Son cinéma sensoriel, éprouvant et philosophique, ne s’y prête d’ailleurs pas. Pourtant, un an après la bombe Climax, l’enfant terrible du cinéma français revient un film de commande (pour la maison Yves Saint-Laurent) et la prouesse monstrueuse de livrer une œuvre-somme en l’espace de 50 minutes seulement. Porté par Charlotte Gainsbourg et Béatrice Dalle, à la fois déesses fragiles et sorcières malmenées, Lux Æterna est une réflexion psychédélique et infernale sur la création artistique. Avec son film le plus personnel, marqué par les invocations religieuses et spirituelles (les deux se confondent), Noé affirme que le cinéma est l’art existentiel par excellence.
7. Queen & Slim, de Melina Matsoukas (Drame)
Le premier long métrage de Melina Matsoukas est avant tout un choc esthétique : celle qui a magnifié Beyoncé et Rihanna dans des clips d’anthologie amène toute son iconographie pour, petit à petit, créer de nouvelles idoles à partir de ses deux protagonistes. Chaque plan est un tableau, mais c’est aussi un acte de résistance, en écho à l’ampleur qu’a pris, cette année, le mouvement Black Lives Matter. L’histoire de ces deux fugitifs qui deviendront, au fil de leur échappée, des symboles, n’invente rien, mais sa portée politique est essentielle et maîtrisée avec une grande classe. Un Bonnie and Clyde à l’heure des réseaux sociaux et des mouvements de protestation pour un nouveau Nouvel Hollywood.
8. Jojo Rabbit, de Taika Waititi (Comédie)
Sans conteste le «feel-good movie» de l’année. Né de l’imagination folle du Néo-Zélandais Taika Waititi, Jojo Rabbit et son duo de protagonistes géniaux, un enfant de l’Allemagne nazie et son ami imaginaire, le Führer lui-même, est à la hauteur du joyeux bordel qu’il promet en s’emparant d’un sujet a priori pas destiné à être traité avec humour. Mais l’enfant remet en question tout son monde lorsqu’il découvre que sa mère cache une jeune fille juive dans leur maison, et qu’il se lie d’amitié avec elle. Le casting est brillant (Waititi lui-même dans le rôle d’Hitler, Scarlett Johansson, et Sam Rockwell et Rebel Wilson, hilarants en instructeurs des Jeunesses hitlériennes), l’ambiance et les anachronismes (avec les Beatles et Bowie en fond sonore), jubilatoires.
9. Family Romance, LLC, de Werner Herzog (Drame / Documentaire)
Family Romance, LLC naît de la découverte, à Tokyo, d’une société qui loue des humains pour interpréter des rôles dans la vraie vie : le père absent, le fils décédé… Comme souvent chez Werner Herzog, la caméra est le point de rencontre entre le documentaire et la fiction; les deux cohabitent ici plus que jamais, avec un protagoniste dans son propre rôle, qui se met doublement en scène dans son métier d’acteur dans le réel et devant la caméra du cinéaste, donnant lieu à une mise en abîme aux niveaux infinis. Herzog se débarrasse vite de l’inconfortable sensation de malaise pour explorer des thématiques qui lui sont chères : la solitude, la fabrication du réel, l’absurdité des choses, le tout réduit à l’expression strictement intime d’une poésie visuelle merveilleusement sensible.
20. Pinocchio, de Matteo Garrone (Fantastique)
Amoureux des histoires à morale, Matteo Garrone s’attèle au conte le plus célèbre écrit dans sa langue : Pinocchio. Si la version de Disney laisse d’impérissables souvenirs traumatiques, encore à l’âge adulte, le souhait du réalisateur de coller au plus près du récit de Carlo Collodi amplifie les moments d’émerveillement comme il exacerbe le basculement dans l’horreur. L’esthétique, clairement inspirée par la peinture baroque, est d’autant plus époustouflante qu’elle repose, à l’heure où le numérique est omniprésent, sur un véritable artisanat, tant dans les décors et les costumes que dans les maquillages. Et l’on rêve devant l’interprétation inspirée du jeune Federico Ielapi qui donne vie au pantin de bois, face, notamment, à un Roberto Benigni très touchant dans le rôle du créateur, Geppetto.
Valentin Maniglia