Vendredi et samedi, la Philharmonie programme une série de quatre ciné-concerts autour de The Kid, indémodable œuvre de Charlie Chaplin qui fête ses cent ans. Timothy Brock, spécialiste des musiques de film de Chaplin, dirigera l’OPL à cette occasion.
Quelques heures après son arrivée à Luxembourg, Timothy Brock décroche le téléphone. Le compositeur américain, chef d’orchestre et spécialiste des restaurations de bandes originales de films muets, a laissé pour quelques jours Bologne, où il vit depuis vingt ans, pour donner à la Philharmonie une série de ciné-concerts autour de The Kid (1921), de Charlie Chaplin. Quand Chaplin est mort en 1977, Brock n’était encore qu’adolescent, et s’il ne l’a jamais rencontré, cela ne l’empêche pas de l’appeler, dans un mélange d’affection et de révérence, «Charlie», simplement. Il dit aussi «on» ou «nous» quand il parle de ses restaurations, incluant dans son travail la famille du défunt génie de la comédie, qui a réécrit la musique de la plupart de ses films à partir de la seconde moitié de sa carrière, jusqu’à ses derniers instants. Timothy Brock raconte «son» Chaplin et le travail de restauration sur la musique de The Kid et des autres chefs-d’œuvre de «Charlot».
The Kid est l’un des rares films de Chaplin dont vous n’avez pas restauré la musique. Le crédit revient à Carl Davis, autre éminent restaurateur de musiques de l’époque du muet. Ce qui est amusant, c’est que la Philharmonie avait initialement prévu un autre monument du muet, le film d’Harold Lloyd Safety Last (1923), avec Davis qui devait diriger l’OPL, avant de déprogrammer le concert et de faire appel à vous…
Timothy Brock : Oui, j’ai appris cela il y a quelques jours. J’imagine que le virus a amené la Philharmonie à changer les plans… “Safety first” (La sécurité avant tout)! (Il rit.)
Comment vous est venue l’envie de composer de la musique pour les films muets?
Quand j’étais très jeune, à dix ans, j’ai vu mon premier film muet à Seattle, et ça m’a fasciné. Je suis allé à ce spectacle car j’avais entendu qu’il y aurait cet incroyable orgue Wurlitzer; je n’en avais jamais vu auparavant! Et même si j’y suis allé grâce à l’orgue, j’en suis ressorti en me souvenant seulement du film et en disant à ma mère : “C’est ça que je veux faire!” À l’âge de douze ou treize ans, j’ai appris à faire fonctionner un projecteur; je le démarrais et courrais aussi vite que je pouvais jusqu’au piano, pour jouer. Je ne pouvais jouer que des courts métrages, donc je courrais toutes les dix minutes entre le piano et le projecteur (il rit)!
À 23 ans, j’ai eu l’opportunité d’écrire ma première musique orchestrale pour un film muet, Pandora’s Box (Georg Wilhelm Pabst, 1923). Bien sûr, à 23 ans, on croit être capable de tout. J’ai choisi l’un des films les plus beaux et les plus difficiles de tous les temps pour ma première composition, et en me donnant à peine deux mois pour y parvenir. J’ai bien retenu la leçon! C’est une musique que je serais très content de ne plus jamais entendre, mais je suis heureux de l’avoir faite.
D’où est née cette fascination pour Chaplin?
Comme tout enfant américain de ma génération, j’ai grandi avec Chaplin. Et bien sûr, comme tout le monde, je n’avais aucune idée qu’il était le compositeur de ses propres films, jusqu’à ce que je devienne moi-même compositeur. J’ai étudié l’orchestration avec deux différentes personnes qui le connaissaient, dont David Raksin, qui fut son directeur musical sur Modern Times et la première partie de The Great Dictator (1940). Charlie est devenu une figure majeure dans ma vie, à travers d’autres personnes mais aussi, plus simplement, en tant que fan. Sa musique exprime la solitude, le sentimentalisme et la mélancolie, mais c’est surtout de la musique très drôle! Pas hilarante, bien sûr, mais il y a beaucoup d’humour en cela qu’elle reflète le personnage de Charlot. Quand j’ai fait A Woman of Paris (1923), dans lequel il n’y a rien de cela, il me fallait imaginer ce que Charlie aurait voulu faire s’il avait pu composer comme il le voulait.
J’ai restauré la musique de treize de ses films en tout, chacun avec sa propre histoire.
Quelle différence y a-t-il entre ce que Chaplin aurait voulu composer, ou entendre, et ce qu’il a réellement écrit?
Cela dépend de quel film on parle. Pour des films comme City Lights (1931), Gold Rush (1925) ou Modern Times (1936), la question ne se pose pas : la musique est exactement comme il l’a écrite. Cela représente quand même beaucoup de travail. Charlie écrivait la musique exactement comme il réalisait ses films : en refaisant les choses encore et encore, jusqu’à ce que ça sonne bien. La partition de Modern Times fait environ 50 cm d’épaisseur : il y a tellement de versions différentes qu’il a composées, enregistrées et assemblées pour que la musique soit comme elle sonnait dans sa tête. En ce sens, elle est exactement comme Charlie l’entendait. On ne peut pas avoir mieux.
La richesse de ses archives montre aussi le pouvoir que Chaplin avait en tant qu’artiste, en particulier dans le domaine de la musique, car les enregistrements à l’époque étaient coûteux…
Il était l’un des compositeurs les plus chanceux du monde : il pouvait enregistrer tout ce qu’il composait, ce qui n’est clairement pas le cas de beaucoup de compositeurs. Mais si les compositeurs voient parfois leurs meilleures compositions abandonnées en salle de montage, c’était aussi vrai pour Charlie : il était son pire critique! Vous n’imaginez pas tout ce qu’il a retiré, des choses sublimes qui existent dans les archives et que personne n’a entendu.
En quoi restaurer la musique de Chaplin diffère-t-elle du processus de restauration de la musique d’un film de Buster Keaton ou Harold Lloyd, par exemple?
Chaplin, à la différence de Keaton, était très inquiet du cadre dans lequel son film serait présenté. J’ai restauré la musique de treize de ses films en tout, chacun avec sa propre histoire. Habituellement, le processus prend entre huit mois et un an et demi. Le plus intéressant, à mon sens, est le premier que j’ai fait, en 1998, Modern Times. Il m’a fallu 14 mois. J’avais six boîtes qui n’avaient jamais été ouvertes depuis 1935, dans lesquelles on trouvait de la musique écrite au verso de menus de restaurants, de bordereaux de blanchisseries, de tickets de parking… Les musiciens devaient noter les indications que Charlie ou Alfred Newman (NDLR : son chef d’orchestre) leur dictait, et j’ai dû les rassembler comme un détective. Un vrai puzzle.
La relation de Charlie à la musique a changé à partir des années 1950 : il avait plus de contrôle. À ses débuts, il révérait beaucoup les musiciens autour de lui : Alfred Newman, Arthur Johnston… Ils l’ont encouragé à écrire des musiques belles et créatives. Mais de manière assez surprenante, à partir des années 1950, quand il écrit les compositions de ses films muets comme The Pilgrim (1923), A Dog’s Life (1918) ou Shoulder Arms (1918), ses musiques sont devenues un peu plus simples, un peu plus sentimentales, plus claires aussi. Tout est là, il n’y a plus de mystère.
(La musique de The Kid) est définitivement centrée sur les souvenirs de sa jeunesse, l’enfant des rues
À partir des années 1940, Chaplin devient beaucoup plus rare au cinéma. Vous parlez du contrôle qu’il avait sur sa musique à partir des années 1950, mais la musique était aussi, jusqu’à la fin de sa vie, son activité principale.
Je crois qu’il s’est dédié à la musique plus qu’à tout le reste après qu’il a arrêté de faire des films. Même quand il en faisait encore! À l’époque de The Countess of Hong-Kong (1967), ou quand il allait faire The Freak (NDLR : commencé en 1969 et jamais terminé), il composait encore. C’est la dernière chose qu’il ait faite. Il est devenu musicien avant de devenir un acteur de cinéma, et a continué d’être musicien longtemps après avoir été réalisateur.
(Ses enfants) Michael, Geraldine ou Victoria disent tous que le souvenir le plus vif de leur père était lui qui jouait du piano toute la journée. Il ne les autorisait pas à venir le déranger. Dans les enregistrements utilisés pour A Woman of Paris, on peut entendre les enfants courir autour de lui pendant qu’il compose. Il leur hurlait dessus (il rit). J’ai fait écouter cela à Michael et il s’est immédiatement rappelé ce moment. La musique est devenue un véritable élément de soutien dans sa vie. Il a une très, très longue relation avec la musique, d’une certaine manière plus profonde qu’avec le cinéma.
Qu’est-ce qui différencie la musique du Kid des autres musiques de Chaplin?
Elle est définitivement centrée sur les souvenirs de sa jeunesse, l’enfant des rues. Cela s’entend dans tous les aspects de la musique, très sentimentale, mélancolique. Musicalement, c’est très simple. C’était un vieil homme quand il l’a écrite, en 1971, et s’atteler à ce film représentait beaucoup de travail : pour un film de 55 minutes, il y avait probablement environ 30 minutes de musique, c’était donc très répétitif.
Quand Carl Davis en a fait la restauration, il a fait un strict réarrangement de la musique à l’image; il y a environ cinq ans, la famille Chaplin m’a demandé de faire une nouvelle version qui reflète un peu mieux ce que Charlie aurait fait avec le même matériel musical. On a fait quelque chose de moins répétitif avec des développements musicaux et des astuces à la Chaplin, pour rendre la musique plus colorée. C’est ce que l’on peut se permettre de faire quand, heureusement, on a les compliments de sa famille, mais aussi simplement en travaillant avec les films de Chaplin depuis les trente dernières années.
Entretien avec Valentin Maniglia
Ciné-concert The Kid,
ce vendredi et demain à 18 h et 20 h. Philharmonie – Luxembourg.
«A Woman of Paris, curiosité chaplinesque»
Le huitième film de Chaplin dont Timothy Brock a restauré la musique est le méconnu A Woman of Paris (1923). Une curiosité dans la filmographie de l’idole du muet, puisqu’il s’agit de son premier film pour United Artists, société de production historique qu’il a cofondée en 1919, mais aussi son seul film strictement dramatique et l’unique dans lequel il ne joue pas (sinon dans une brève apparition où il est méconnaissable).
Pour la musique aussi, «A Woman of Paris est dans une situation unique», dévoile Timothy Brock, avant de parler des différends qui opposaient Chaplin à Eric James, son directeur musical dans les 25 dernières années de sa vie. «Deux versions» de la musique existaient déjà «avant qu’il n’écrive lui-même la musique» en 1976, un an avant sa mort, dans lesquelles «il y avait pas mal d’Eric James et un tout petit peu de Chaplin».
Le travail de Timothy Brock sur A Woman of Paris, en 2005, relevait «moins d’une restauration que d’une recréation posthume de la musique». Avec une technique inattendue et quelque peu improvisée : «J’ai trouvé 13 heures de musique dans ses archives, du piano et du violon enregistrés (entre 1952 et 1969) sur un dictaphone, et j’ai pu tout retranscrire», indique le compositeur.
«Il s’agissait de la musique qu’il avait écrite pour Limelight (1952)», sorte de film-testament sous forme de comédie dramatique, qui contient une séquence légendaire et pleine d’émotion où Chaplin et Buster Keaton, deux icônes vieillissantes, apparaissent ensemble sur scène.
Ironie du sort : alors que A Woman of Paris était tombé dans l’oubli, Limelight remporta, vingt ans après sa sortie, l’Oscar de la meilleure musique en 1973, seul Oscar jamais gagné par Chaplin. «Dans ce cas, la musique est écrite par lui mais pas intentionnellement pour ce film. C’est aussi ce qui rend A Woman of Paris différent de tous ses autres films», conclut Timothy Brock.
V. M.