Un vaudeville sur fond de plan social, de harcèlement au travail, de chômage et de suicide, il fallait oser quand même! Rémi De Vos l’a fait, et Cassé se retrouve durant tout le mois de mai sur la scène du Centaure.
Une pièce «brillante» mise en scène par la directrice du Centaure, Myriam Muller, où les standards du genre sont respectés, avec claquements de portes, quiproquos et mari dans le placard…Sauf qu’ici le monde ouvrier supplante l’univers bourgeois pour mieux évoquer le monde de l’entreprise, le management par le stress, le harcèlement moral, parfois sexuel… Une comédie sociale qui carbure à l’humour noir!
C’est assez rare pour le souligner, mais un vaudeville au Centaure, ce n’est pas très courant… « On avait envie de comédie, mais pas sans fond, quand même , lâche Myriam Muller. Il ne s’agissait pas de faire du boulevard! Dans ce sens, il fallait trouver quelque chose au ton assez inédit. » La pièce Cassé de Rémi De Vos, au cœur de l’actualité, entre le récent 1er mai et les vagues de fermetures d’entreprises, malheureusement devenues ordinaires, s’est alors imposée. Son auteur s’est en effet inspiré des suicides à France Télécom entre 2008 et 2009 et des délocalisations en pagaille.
Sauf qu’ici, on n’est pas chez Moulinex, mais chez Prodex! On y découvre Christine, ouvrière d’assemblage salement virée, qui se bourre de calmants pour oublier. La situation de son mari, Frédéric, n’est guère plus enviable : informaticien de formation, le voilà réduit, dans sa boîte, à descendre les poubelles. Une mise au placard professionnelle qui va devenir littérale lorsqu’il décide de mettre en scène son suicide, en espérant toucher un pactole…
Les faux aveugles en Italie
Les autres personnages – voisin, médecin, délégué syndical, amis, parents – s’en mêlent, dans des circonvolutions propres au vaudeville. Sauf qu’ici, donc, point de fonctionnaires propres à Courteline ou de bourgeois si chers à Feydeau, mais toute une galerie de figures d’en bas, des «prolos», sans tomber dans la caricature de classes. « Avec son écriture brillante, Rémi De Vos développe tout un spectre de l’histoire de l’ouvrier en France », précise Francesco Mormino, l’un des huit comédiens au casting. « Tout ce qu’il dit est juste, documenté! », martèle-t-il encore, exemple à l’appui.
« Je me souviens d’avoir vu un reportage sur de faux aveugles en Italie. Pour mettre fin à des escroqueries aux assurances, certains ont placé des caméras devant les mutuelles. On voyait des gars arriver en sifflant et marchant tranquillement, avant de sortir les lunettes noires et la canne… » Il poursuit : « On pourrait monter cette pièce sans le moindre effet comique. Ça tiendrait la route, même si nous serions moins drôles! »
C’est que ces histoires, la société moderne, et particulièrement dans la Grande Région qui voit ses usines fermées une à une, en regorge. Celles de personnes au bout du rouleau, surmenées ou sans emploi, voyant toute une vie s’effondrer d’un claquement de doigts, souvent pour d’obscures raisons financières. « C’est dingue, quand même, d’imaginer que des gens se tuent parce qu’ils ne s’en sortent plus », s’insurge Francesco Mormino, appuyé par la metteure en scène : « Le monde, avec son système économique pervers, rend les gens cinglés, les broie. »
Le vaudeville, genre méprisé?
Elle déroule : « Et personne n’est à l’abri : ça touche tous les âges, toutes les professions. Ce côté globalisé du sujet m’a vraiment touchée .» Ce qui lui fait dire encore : « Oui, monter cette pièce, c’est un acte politique! » « C’est que le travail ne peut être réduit au simple besoin d’accumuler de l’argent , enchaîne le comédien. Le fait de se lever, de voir des gens, c’est un lien social… » La comédienne Nicole Max, elle, parle avec justesse de l’importance du sens. « L’homme est prêt à endurer beaucoup de choses pourvu que ça ait du sens! C’est une vraie souffrance sinon .»
On l’aura compris, Cassé , dans le fond, est en prise avec une réalité sociale et politique délicate, cruelle, mais c’est bien dans sa forme que la pièce dénote. Quoique… Francesco Mormino : « Le vaudeville a toujours mis un miroir en face de la société. » « C’est un genre méprisé , bondit Myriam Muller, qui défend la difficulté de l’exercice. Ça demande autant de technique qu’une tragédie : il est même plus aisé de se cacher derrière un Ibsen ou un Molière. Ici, on passe d’une émotion à une autre, à fond la caisse. C’est un vrai abattage! Et c’est obligé, sinon, tout tombe en miettes. »
Ce n’est d’ailleurs pas ses comédiens qui vont dire le contraire… « La comédie et la tragédie sont nées au même moment en Grèce , explique Francesco Mormino, sauf qu’un des deux réclame de tout faire plus vite et plus fort. Là, on est forcément dans le trop, sinon, ça ne marche pas. » Une question de rythme, donc, et d’emballement volontaire. « On sait très bien comment ça se finit, mais ce n’est pas le plus important. Le plaisir du spectateur est de savoir comment les personnages vont s’en sortir .»
Emmené dans ce véritable TGV scénique, qui dévoile aussi quelques associations avec Shakespeare et Brecht, le spectateur est alors confronté à toute une bande d’âmes en perdition, rappelant Oblomov, personnage du roman du même nom d’Ivan Goncharov. Un terme en est même né : l’oblomovisme, à savoir l’état d’un homme dont le ressort intérieur est cassé. Myriam Muller : « Ils font ce qu’ils peuvent avec les moyens que la vie leur offre. Mais c’est vrai qu’ils sont cassés par le travail, par la vie… »
Une pièce en équilibre entre comédie sociale et farce, qui risque de diviser. « Certains ne verront que la comédie, d’autres que le tragique », conclut la metteure en scène. Reste cette réflexion de Lord Byron, qui nous rappelle à la déraison : «Si je ris de toute chose ici bas, c’est afin de n’en pas pleurer…»
Grégory Cimatti
Cassé de Rémi De Vos. Théâtre du Centaure – Luxembourg. Les 5 et 6 mai, ainsi que les 12, 13, 16, 19, 23 et 24 mai à 20 h. Les 7, 14, 18 et 21 mai à 18 h 30. Infos sur www.theatrecentaure.lu