Déjà venue au Casino en 2009, l’artiste Aude Moreau, avec «La nuit politique», s’empare des villes géantes nord-américaines. Derrière les rêves de grandeur qu’elles suscitent, le cauchemar et l’inquiétude grondent.
En 2009, avec son projet en résidence «Tirer le ciel» développé au Casino dans ce qui est aujourd’hui l’actuelle bibliothèque, Aude Moreau, native du Poitou-Charentes (France), mais établie depuis des lunes à Montréal, avait déjà la tête dans les étoiles. Une incorrigible rêveuse ? Non. Elle serait plutôt du genre à se méfier des lumières aveuglantes, surtout quand elles brillent, arrogantes, en haut des buildings américains, phares du libéralisme à tout crin, ou dans le temple du cinéma hollywoodien, à la magie trompeuse.
Ainsi, la commissaire de l’exposition «La nuit politique», Louise Déry, directrice de la galerie de l’UQAM, au Québec, dit d’elle : «Elle apporte une vision critique du monde qui est instrumentalisé par une lecture politique et économique.» D’où cet intérêt porté à quatre villes, Los Angeles, Montréal, Toronto et New York, dont l’architecture, tutoyant les cieux, porte en elle les «dimensions des jeux de pouvoir qui se jouent dans nos sociétés», poursuit-elle. C’est dans ce contexte urbain et nocturne que l’artiste, s’emparant des outils cinématographiques et de leur démesure, «interroge le sens profond de l’image aujourd’hui».
Pourtant, c’est au hasard d’une demande liée à la Nuit blanche à Montréal, en 2010, qu’Aude Moreau s’est intéressée aux tours et gratte-ciels, symboles de toute-puissance. Ce sera même le point de départ de son travail à suivre. À cette occasion, elle a investi l’un des emblèmes forts du centre économique de la ville, la tour de la Bourse, où les six lettres SORTIR s’inscrivent dans les étages du building par un jeu d’espaces de bureaux laissés allumés la nuit.
Un hélicoptère, dans une sorte de danse assommante, filme le tout, rappelant que si l’heure est à la fête, «le système financier, lui, ne s’arrête jamais», précise l’artiste. Et comme l’appareil navigue en rond, on se retrouve tel un hamster dans sa roue, emprisonné dans un système dont «on ne réchappe pas». Dans le même ordre d’idées, avec ses photos, elle poursuit son entreprise de «décomposition ou reconstruction des stéréotypes de la ville nord-américaine», indique Louise Déry. Aude Moreau aime prendre le cliché à contre-pied, comme avec cette sombre image où les pâles étoiles ne sont que des avions en attente d’atterrir.
Et avec elle, le célèbre panneau sur le versant sud du mont Lee perd de son éclat et fond dans la nuit. Et au-dessus gronde le bruit des pales du LAPD (Los Angeles Police Department)… «Pour arriver aux lettres HOLLYWOOD, il faut passer par un unique chemin, ultrasécurisé, précise Aude Moreau. Si on s’en écarte, on entend tout de suite un « get out of here ! »» (« dégage d’ici » en français). On est bien loin du glamour et des paillettes défendus par le 7eart, sacrifiés sur l’autel du tout-sécuritaire. Ou quand la poésie s’étiole au contact de la triste réalité.
Une «préférence» pour Guy Debord
Toujours dans cette volonté «d’écrire dans la ville et de la révéler avec ses logos économiques et cette mise en marché du monde», la pièce maîtresse de l’exposition, The END in the Background of Hollywood, présente un plan-séquence de treize minutes, «contemplatif et magnétique», d’un survol de la ville de Los Angeles. En une chorégraphie aérienne, l’artiste met en scène un paysage urbain hypnotique que viennent rompre de leur puissance les inscriptions THE END, installées au sommet des tours jumelles de la City National Plaza – cette fois par ordinateur, en «postproduction». Un long travelling arrière de ce «bassin de lumières», agrémenté d’une musique tout en tension, qui propose de prendre du champ pour une réflexion sur les mirages de notre temps. Un songe prophétique et cauchemardesque concrétisé par The Last Image et Générique de fin, réalisés l’an dernier, avec ces montages d’images et de sons puisés dans les génériques de films apocalyptiques.
Deux autres projets, toujours en cours de développement, sont également visibles au Casino. Toujours dans la veine de ces «images-mots» – terme choisi par la commissaire – à Toronto, les tours de Mies Van Der Rhodes, symboles de la modernité, affichent sur leurs quatre faces le message LESS IS MORE OR… , comme une remise en cause de la croissance vertigineuse. La vidéo Reconstruction s’impose, elle, comme un repérage du panorama du Lower Manhattan (le district financier de New York), prémice de l’audacieuse Ligne bleue.
Son objectif ? Avec la «complicité des occupants des différentes tours» – forcément difficile à obtenir –, l’artiste veut réunir 20 gratte-ciels à travers une ligne de lumière bleue, à la hauteur d’une soixantaine de mètres. Celle-ci représenterait la montée des eaux en cas de «fonte de toutes les glaces de la planète», estime-t-elle. Sans pour autant dénoncer la faute directe de l’homme, ce travail reste compliqué à réaliser, car «logistiquement complexe», surtout dans ce haut lieu du capitalisme effréné nord-américain.
Si le travail d’Aude Moreau pourrait se rapprocher, facilement, de celui d’un Ed Ruscha ou encore d’un Gordon Matta-Clark, finalement, c’est plutôt Guy Debord et ses films situationnistes, son célèbre antispectacle qu’elle reconnaît «préférer». Derrière les lumières de l’American Dream et les étoiles du cinéma, ce sont bien, en effet, les dérives de la société qu’elle pointe du doigt, à travers ces immenses villes vues comme lieux de l’engloutissement des individus. Chez elle, la nuit, on rêve, mais on y cauchemarde aussi beaucoup. Quelque chose de sourd cherche toujours à percer ses images. Une angoisse palpable, une inquiétude latente. La suite du scénario, elle, reste à écrire.
Grégory Cimatti
Jusqu’au 8 janvier 2017 au Casino Luxembourg